Infundibulum Scientific

LE TABOU DANS LA CHANSON FUNÉRAIRE NÉGRO-AFRICAINE, UN EXEMPLE D’ENCODAGE CULTUREL FORMATEUR À L’EXERCICE DES BONNES MŒURS

El tabú en la canción funeral negro-africana, ejemplo de formulación de codificación cultural en el ejercicio de las buenas costumbres

The taboo in the negro-african funeral song, an example of a formulating cultural encoding in the exercise of good morals

Georges Koffi KOUASSI
Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)
Enseignant-Chercheur
koffigeorgeskouassi@yahoo.fr

Résumé

Mots-clés, Keywords, Palabras clave

canción funeraria, chanson funéraire, codificación, cultura, culture, encodage, négro-africain, negro-africano, Tabou, Tabú

TEXTE INTÉGRAL

Introduction

La chanson funéraire, dans une société négro-africaine, jadis, sans écriture, sert aussi bien de support d’enseignement à la morale vertueuse, qu’à la formation à l’exercice des bonnes mœurs à la fois de support d’enseignement de la morale vertueuse que la formation à l’exercice des bonnes mœurs. L’atteinte de cet objectif passe par un procédé d’encodage intégrant des éléments d’identité culturelle tels que les tabous. Sur le plan dénotatif, les tabous se rapportent à des prohibitions d’ordre moral. C’est une prescription de la tradition codifiée, souvent, en règle de conduite sociale dont le respect scrupuleux permet de réduire les comportements irrévérencieux, les propos vulgaires et vexatoires. En ce qui concerne la chanson funéraire, les tabous qui s’y rattachent renvoient à un ensemble d’interdits établi sous la forme d’exigence morale incitant à la non diffusion, dans ce genre oral, de certains termes ou mots injurieux, grossiers ou faits références à la sexualité, etc.

La chanson funéraire, étant une parole, sa mise en performance est porteuse d’information qui, pour assurer avec efficacité sa fonction pédagogique et éducative, s’impose un autocontrôle. Celui-ci vise à empêcher l’interférence énonciative de thèmes, substantifs ou paroles susceptibles de porter préjudice à la cohésion sociale, en ce qu’ils sont en contradiction avec les dogmes régissant les funérailles négro-africaines. D. Paulme et C. Seydou (1972, p. 47), en soutenant que les genres oraux, à l’instar de la chanson funéraire, intègrent « … les normes de comportements qui doivent s’inscrire dans le cadre même d’une société communautaire », reconnaissent le rôle initiateur de bonnes mœurs de cette œuvre artistique et littéraire.

Mais alors dans quel sens l’encodage culturel des tabous, dans la chanson funéraire, contribue-t-il à la promotion des bonnes mœurs ? La pédagogie des bonnes mœurs dans ce genre de la littérature orale a-t-elle nécessairement besoin de tabous ? Quel est l’apport des tabous dans la chanson funéraire, au-delà de sa propension à l’édification des bonnes mœurs ? C’est pour tenter d’apporter des réponses aux interrogations susmentionnées que le sujet « Le tabou dans la chanson funéraire négro-africaine, un exemple d’encodage culturel formateur à l’exercice des bonnes mœurs » suscite notre intérêt.

L’objectif de l’étude est de montrer le rôle éducatif des tabous par procédé d’encodage culturel ainsi que leur capacité à transformer la chanson traditionnelle négro-africaine en un instrument d’anticipation de crise sociale, par la promotion des bonnes mœurs. De ce point de vue, l’application de tabous à la chanson funéraire a un enjeu formateur à l’acquisition de reflexe de sagesse tant dans la manière de penser que dans la façon de s’exprimer. Dans cette logique de réflexion, on en vient à la déduction que les tabous, en tant que dogme de la tradition, s’érigent, dans la chanson traditionnelle funéraire, en censeur des écarts langagiers, s’opposent au libertinage parolique et s’insurgent contre les vulgarités verbales pour laisser émerger ce que (J. Peletier, 1984, p. 35) qualifie de parole qui révèle « … la vérité des vices ».

Aussi pour parvenir à une étude efficiente, nous formulons les hypothèses suivantes : les tabous constituent dans la chanson traditionnelle un moyen de régulation de tension dans les cérémonies funéraires et participent à la prévention des dérives comportementales. Par la propension des tabous à servir d’instrument de contrôle de l’usage adéquat des chansons, ils apparaissent comme des éléments de promotion des bonnes mœurs.

Considérée sur le plan sociologique, l’interférence des tabous, dans la chanson traditionnelle d’obédience funéraire, est un prétexte pour censurer ce qui est moralement inacceptable pendant les cérémonies funéraires pour promouvoir la bienséance langagière et comportementale. Dans le domaine des sciences de l’éducation, l’étude des tabous se rattachant à la chanson traditionnelle renforce la pédagogie de l’usage adapté de la parole (fut-elle proférée en chanson).

Par ailleurs, pour faire l’investigation des tabous à travers leur encodage culturel, deux démarches méthodologiques vont orienter notre analyse. II s’agit de la sociocritique et de la narratologie. La sociocritique, l’approche de (C. Duchet, 1979, p. 4), est « …la conception de la littérature comme expression d’un social vécu …, il s’agit d’installer le social au centre de l’activité critique et non à l’extérieur de celle-ci, d’étudier la place occupée dans l’œuvre par les dispositifs socio-temporels ». Cette démarche a l’avantage de permettre l’exploration profonde des tabous dans la chanson pour comprendre leurs fonctionnements et impacts sur les cérémonies et l’atmosphère funéraire. À la démarche sociocritique s’ajoute la narratologie qui, pour (G. Gengembre, 1996, p. 87), est « … l’analyse des composantes et des mécanismes du récit, elle s’intéresse au récit comme mode de représentation verbale de l’histoire ».

La démarche narratologique va nous conduire à l’examen de la chanson funéraire en tant que récit pour en déceler les tabous qui y interfèrent pour apprécier leur valeur socioculturelle. Par ailleurs, dans le but de cerner l’activité des tabous dans ce genre artistique, notre étude va s’articuler autour de trois axes. Le premier prend en compte l’approche terminologique, tandis que le deuxième se fait l’écho des différentes manifestations des tabous dans la chanson funéraire. Au troisième axe revient la charge d’identifier les éléments d’encodage culturel des tabous dans les chansons funéraires.

1-Approche terminologique

L’approche terminologique va consister à déterminer le sens du substantif tabou.

1.1-Tabou

Dans une approche étymologique, le tabou, est « un interdit d’ordre religieux ou rituelique qui frappe une personne, un animal, une chose … considérés comme sacrés ou impurs dont la transgression entraine un châtiment social ou surnaturel », selon le dictionnaire pratique du français de P. Amiel (1984, p. 1080).

Au sens figuré, ce terme renvoie à tout ce dont on ne doit pas parler ou qu’on n’a pas le droit de critiquer sous peine de sanction communautaire (paiement d’amende). Dans la chanson traditionnelle funéraire négro-africaine, la nature des tabous nous incline à adhérer à la définition relative au sens figuré. Puisqu’il est question d’interdire, dans ce genre artistique, en situation de diffusion, certains termes ou propos dont le contenu sémantique se rapportent à la vulgarité, donc en contradiction avec l’évènement funéraire.

En nous focalisant sur la dialectique de la parole proférée en chanson initiée par (B. Z. Zadi, 1982, p. 52), on peut déduire qu’il est déployé « la parole eau »1 dans la chanson funéraire sous l’action des tabous. II s’agit, ici, de la parole apaisante, conciliante et pacificatrice par opposition à « la parole feu » créatrice de polémique. L’approche définitionnelle des mots cernés, identifions les différentes manifestations des tabous dans la chanson funéraire.

2-Manifestation des tabous dans la chanson funéraire africaine

L’étude de la chanson traditionnelle, fut-elle funéraire, soutient (C. Wondji, G. Tapé et Alii, 1986, p. 114) est « … susceptible de faire connaître la vie des peuples », car ce genre littéraire est une expression culturelle. En conséquence, elle est un condensé de préceptes moraux enrôlés dans des tabous rebutant les mauvais comportements et régulant les attitudes réfractaires aux règles de vie communautaire. Dans le cas de la chanson funéraire, on peut noter que les tabous se manifestent de manière directe, d’une part et indirecte, d’autre part.

2.1-Manifestation directe des tabous dans la chanson funéraire

La chanson funéraire est une parole certes mais une parole particulière, d’autant plus qu’en situation de performance, elle se transforme en un culte rendu à la personne décédée. De ce point de vue, elle prend la nature d’une parole acte dont le contenu est balisé par les tabous pour éviter de le vilipender. Elle est, pour être précis, « … l’expression, par excellence de la force vitale, de l’être dans sa plénitude », pour emprunter les mots de (L. S. Senghor, 1959, p. 51).

La manifestation directe des tabous est perceptible dans les conditions externes d’émission de la chanson funéraire. Cela suppose que la diffusion de cet art est régie par des règles établies par la tradition pour la protéger de la profanation. Dans la chanson féminine funéraire n’dolo des « Agni et Baoulé »2 de Côte d’Ivoire, par exemple, les tabous se présentent sous la forme d’interdiction stricte d’émission en dehors du cadre funéraire. Cette interdiction est liée à la croyance des peuples susmentionnés pensant que l’émission extra-funéraire de ce genre peut favoriser l’avènement brusque et violente de la mort. Ce type de tabou a un objectif préventif, d’abord et un rendement extinctif, ensuite.

L’extinction de diffusion de la chanson funéraire n’dolo liée aux conditions externes d’émission transmutées en tabous s’étend également au décès de la femme en couche, d’un homme décédé par suicide ou par noyade. Ces décès sus-indiqués sont perçus par les tribus (agni et baoulé) comme suspects, en conséquence, ils portent, en eux, la malédiction susceptible d’affecter négativement la vie communautaire. C’est pour cette raison que les tabous qui en résultent, provoquent incidemment l’extinction d’émission de la chanson funéraire n’dolo pour servir d’adjuvant dans la conjuration de la mort et réglementer l’usage bienséant de la parole chantée dans les cérémonies funéraires. La chanson intitulée « canari du revenant »3 du n’dolo funéraire en est l’illustration.

Canari du revenant

1-Le canari du revenant eh ! eh !eh !

2- Le canari du revenant cassé

3-Me donne des visions lointaines

4- Le canari du revenant eh ! eh ! eh !

5- Le canari du revenant brisé

6- Me donne des longues pensées

7- Le canari du revenant eh ! eh ! eh !

8- Le canari du revenant

9- Me donne des souvenirs lointains

Pour le peuple agni (morofoué, indénié, sanwi…) et baoulé (Nanafouê, agba, akouè…), la mise en performance de la chanson ci-dessus du n’dolo funéraire est proscrite en dehors de l’espace funéraire, parce qu’elle invoque « le revenant », un personnage divinisé dans la cosmogonie desdites tribus. La violation de l’interdiction d’émission qui prend l’aspect d’un tabou d’ordre culturel est passible d’amende devant le tribunal traditionnel.

Le canari étant, par procédé de métaphorisation, le contenant de la vie, est symboliquement la propriété du revenant, incarnant le défunt. Aussi faire appel au revenant dans la chanson funéraire exige-il des précautions pour ne pas l’irriter. Lorsque le canari se brise ou se casse, c’est la vie d’un parent qui est spoliée, de sorte que mettre cette chanson à exécution hors de l’arène funéraire, pour les peuples (agni et baoulé), peut produire l’effet contraire à l’objectif affiché de conjurer la mort. Ce qui est essentiel à retenir, est que les tabous, dans les chansons funéraires, sont des dogmes culturels au service du bien-être communautaire. Le projet inavoué de l’imbrication des tabous dans la diffusion des chansons funéraires est de faire découvrir que ce genre a un rayonnement hiératique négatif lorsqu’il est mal utilisé.

Au Mali, par exemple, « le Como-dibi »4, chantre du como (chanson funéraire) ne peut diffuser ce genre avant ou après l’organisation des funérailles, pour éviter que les imprécations maléfiques mettent en péril la vie de la communauté. En s’opposant à la mort par la protection ou la prévention, la chanson funéraire africaine constitue, pour adhérer à l’idée de (M. Bowra, 1970, p. 41), « (…) la voix d’une conscience commune. L’expression de ce que l’ensemble de la communauté éprouve en certaines occasions ».

Cela dit, la manifestation directe des tabous, dans la chanson funéraire, s’associe aux rites utilitaires des funérailles africaines qui, dans la perception de (L. V. Thomas, 1968, p. 97) aident « à se débarrasser d’ennemi éternel », qu’est la mort. Dans la tradition et la culture des peuples africains, les tabous, en général et, en particulier, ceux intégrant la chanson funéraire, constituent un condensé de pensée éthique élaboré pour la bonne socialisation de l’individu. La manifestation directe des tabous, dans la chanson funéraire, analysée, qu’en est-il de celle qui émerge de manière indirecte ?

2.2-Manifestation indirecte des tabous dans la chanson funéraire

À la différence de la manifestation directe qui est extra-funéraire, celle dite indirecte est consubstantielle à la diffusion des chansons. Concrètement, cette catégorie de tabous se superpose aux chansons funéraires à l’instant où elles sont mises en performance pour imposer le bon usage de la parole, fut-elle chantée, dans l’arène funéraire. Le bon usage de la parole exclut la vulgarité, la trivialité ou le comique dans l’énonciation de la chanson pour l’adapter à l’atmosphère funéraire qui est, par nature, dysphorique. Aussi, en affirmant que « le seul fait de chanter suscite un état d’esprit », (M. M. Diabaté, 1970, p. 38) confirme que la chanson, dans les funérailles, est résolument focalisé sur le culte du sujet décédé. D’où l’exigence culturelle par le truchement des tabous de la mise à l’écart de toute parole discourtoise pour se consacrer à la liturgie du défunt. La chanson intitulée « la mort » du soromidjidjo5 du peuple senoufo6 recueillie par (G. D. Yéo, 2016, p. 43) est révélatrice de l’exercice indirect des tabous.

La mort

1-Eh ! eh ! eh ! le corps humain est confectionné de terre, s’il s’écroule, nous irons chez Dieu

2-Oui ! oui ! oui ! le corps humain est fait de poussière, nous retournerons dans la poussière

3- Si la résidence terrestre de l’homme s’effondre, il ira chez notre père

4- Oui ! oui ! oui ! le corps de l’homme est bâti de terre, s’il s’effondre, nous irons, nous irons chez le tout puissant

5-Si la résidence terrestre s’écroule, tu iras chez Dieu

6-Eh ! eh ! eh ! le corps humain est confectionné de terre, s’il s’écroule, nous irons chez Dieu.



Dans cette chanson du soromidjidjo, l’effet manifeste du tabou se dévoile par l’éviction de l’emploi du substantif nominal « la mort ». On découvre du vers 1 à 6 que le nominatif « la mort » spécifiant le message de cette chanson funéraire est remplacé par les combinaisons syntaxiques « s’il s’écroule » vers 1 et 5, « s’il s’effondre » vers 3 et 4, « fait de poussière » vers 2. Juxtaposés, les termes « s’écroule, s’effondre, poussière … » renvoient au champ lexical de la déchéance, donc ils suggèrent en connotation seconde la mort.

À l’évidence, le tabou, découle de l’interdiction temporaire d’utilisation du mot « mort » par encodage culturel pour entretenir l’idée que le défunt demeure toujours vivant. Par ailleurs, la prohibition de prononciation de mots ou de termes dans la chanson funéraire soromidjidjo est dite temporaire, en ce qu’elle n’est applicable que le temps des funérailles.

En réalité, cette catégorie de tabou portant l’encrage culturel a pour but d’influencer qualitativement le comportement des membres de la communauté en suscitant une certaine façon de penser la mort, de la concevoir dans la vie individuelle et collective. En esquivant le nom de la personne décédée et celui de la mort, le tabou se retrouve en position de déploiement indirect dans la chanson funéraire. II est question, dans cette chanson, de montrer la dimension dualiste de l’être humain fait de corps et d’esprit, d’où le vers 1 « Eh ! eh ! eh ! le corps humain est confectionné de terre, s’il s’écroule, nous irons chez Dieu ».

Actualisé, ce vers met en relief la fragilité corporelle de l’être humain, tout en insistant sur l’immortalité de son âme. Le mutisme énonciatif de « la mort » participe à sa mystification pour amplifier sa crainte afin de condamner les actes attentatoires à la vie individuelle et collective. Au total, la manifestation indirecte du tabou, dans la chanson ci-dessus, est un enseignement à l’exercice de règles de bienséances dans les funérailles.

La figure tropique, c’est-à-dire la métaphore « Oui ! oui ! oui ! le corps de l’homme est bâti de terre … » vers 4 ou « Eh ! eh ! eh ! le corps humain est confectionné de terre, s’il s’écroule, nous irons chez Dieu » vers 6, laisse apprécier la précarité du corps humain, tout en dévoilant la fugacité de la vie de chaque sujet humain. De ce qui précède, le tabou, dans ce contexte, sert de support de sensibilisation de l’individu vivant à entrevoir sa propre mort à travers celle de son congénère.

II est donc interpellé à ne pas banaliser les cérémonies funéraires d’un parent ou un proche qui, du point de vue culturel, commémore, sa propre mort. On comprend alors la justesse de la pensée de C. Wondji, G. Tapé (1968, p. 11), lorsqu’il soutient que la chanson funéraire apparaît comme « … l’instrument privilégié de la manifestation culturelle ».

Les tabous étant des éléments constitutifs de la culture par procédé d’encodage, il va sans dire que leur présence, dans la chanson funéraire, les transforme en règle morale. Prenons, à titre d’exemple, cette autre chanson funéraire intitulée « Sun jata7 » de M. M. Diabaté (1970, p. 41), pour comprendre l’usage indirect du tabou.

Sun jata

1-Etranger à l’aube,

2-II était au soir le maître du pays

3-Sun jata a vécu

4-Jurons ! Jurons !

5-Mais pourquoi jurer

6-Le serment du pauvre

7-Peut-il valoir celui du riche

8-Suba n’est plus

9-Chasseur forcené conquérant irréductible

10-Naré Magan Konaté s’en est allé

11-Que le chien prenne au sérieux

12-L’os qui a résisté à l’hyène

13-Sun Jata a vécu

La chanson ci-dessus est une invocation dithyrambique de Sun Jata, chef guerrier manding impitoyable. À l’instar de la chanson du soromidjidjo sénoufo interdisant la prononciation du terme « mort », la chanson kurubi malinké célébrant Sun Jata également le proscrit. À l’observation, on découvre que le substantif « mort » est substitué par les termes « vécu » vers 3 et 13, puis la négation accentuée « … n’est plus » vers 8. À l’examen, il se dévoile dans les termes sus-indiqués une désignation en filigrane de la mort sans la nommer. Cette façon de procéder est un indice remarquable de l’existence de tabou qui, sous le manteau de l’euphémisme, permet au peuple malinké de célébrer « la personne décédée » sans la vilipender.

La chanson, objet d’analyse, tout en faisant l’éloge de la grandeur guerrière de Sun Jata, extériorise sa fragilité devant la mort, car malgré ses attributs de chef annoncés par la périphrase « … le maître du pays » vers 2, par l’hyperbole « … le conquérant irréductible » vers 9, et par la métaphore « L’os qui a résisté à l’hyène » vers 12, il n’a pu résister à la mort, d’où « Sun jata a vécu »vers 3, « Suba n’est plus » vers 8, « Naré Magan Konaté s’en est allé » vers 10, pour annoncer son décès, sans forcément révéler qu’il est mort. En clair, « le chasseur forcené, conquérant irréductible » vers 9, s’il est déclaré « mort », alors il transparaît sous l’image disqualifiante de défaitiste devant la mort.

Au regard de ce qui précède, la substitution de la mort, par dissimulation euphémique, dans la chanson funéraire malinké, à l’instar du kurubi8, vise à perpétuer le tabou lié à la mort pour éduquer aux bonnes mœurs à l’occasion des funérailles. Les différentes manifestations des tabous inhérentes à la chanson funéraire africaine prospectées, voyons les éléments qui sous-tendent l’encodage culturel.

3-Eléments d’encodage culturel des tabous dans la chanson funéraire pour la promotion des bonnes mœurs

L’exercice bienséant des bonnes mœurs tant dans la parole chantée, psalmodiée, déclamée, que dans le comportement quotidien n’est pas atavique à un groupe ethnique ou une tribu donnée. II est le résultat de l’application d’un ensemble de règles de vie édité en tabous. Ces tabous s’extériorisent par un procédé d’encodage culturel extériorisé par le canal de genres artistiques (chanson, conte…), sous la forme de prohibition extinctive ou suspensive d’émission d’enjeu éducatif.

3.1-Le tabou, un procédé éducateur de bonnes mœurs par encodage socioculturel prohibitif dans la chanson funéraire

L’encodage socioculturel prohibitif qui se mue en tabou, dans la chanson funéraire, sert de barrière culturelle pour permettre une régulation des mœurs tant paroliques que comportementales, pendant les cérémonies funéraires. Dans le cas stricto-sensu de la chanson funéraire, sa conception et sa diffusion reposent sur un traitement spécial de la personne décédée en rapport avec les prescriptions soioculturelles. Les funérailles négro-africaines, en fonction des sociétés et leurs pratiques culturelles, ont des caractéristiques diverses et variées. Ainsi, chaque peuple africain établit des tabous correspondants à une vision éducative des mœurs.

On aboutit à un encodage socioculturel des tabous dont l’objectif est de contrôler les dérives paroliques ou langagières attentatoires à la bienséance éthique dans les funérailles. Aussi, l’appel de la seconde de la chanson du kurubi intitulée « tara » diffusée à la mémoire de Moustapha Diabaté, les clameurs s’estompent-elles pour faire place à l’écoute du dithyrambe.

Tara

1-II est parti, nous laissant à notre solitude

2-Celui-là qui offrait le repas servi comme la mère le lait de son sein

3-Mais que le mauvais parent ne s’y trompe pas

4-Kala Jula qu’on dit mort vivra pour nous

5-Le voisin envieux est dans l’erreur, Kala qu’on dit mort vivra pour nous

6-O vous, famille de myamakala de Ségou !

7-Combien était brave Mustapha,

8-Jan bâte de père et de mère

9-Et, second fils par sa naissance

10-ET, Lamdo Julbe s’en alla pour Nior, laissant

11-Jaminatu à sa douloureuse incertitude

À l’analyse, cette chanson qui prend l’aspect d’une louange n’offre la moindre opportunité à la digression, par conséquent, elle proscrit l’émission toute parole dépourvue de bonne moralité. II s’en suit que la référence à la sexualité ou au sexe étant perçue comme triviale, l’évoquer dans la chanson pendant les funérailles, pour le peuple malinké, c’est la désacraliser. En outre, à cause de sa propension à se consacrer exclusivement aux funérailles, l’énonciation de cette chanson n’est possible que pendant les cérémonies et non avant ou après. En conséquence, elle constitue un tabou hors de l’espace funéraire.

Cette conception émane de la cosmogonie malinké se fondant sur l’idée que la chanson mise en performance hors du cadre funéraire peut engendrer la mort. Cette forme de tabou étant de nature préventive, son but est de prévenir l’avènement de la mort dans la communauté, en temps d’accalmie relative. En conséquence, dans les funérailles malinkés, la diffusion de la chanson susmentionnée n’est autorisée que dans le respect strict des tabous spécifiant son bon usage.

La prohibition d’émission de cette chanson funéraire s’étend également aux jeunes hommes et filles dont la précocité de l’âge ne permet pas de la diffuser avec justesse et à bon escient. Cependant, la restriction juvénile de la mise en performance de la chanson funéraire est temporaire, car les jeunes devenus adultes intègrent le cercle d’animation de ce genre littéraire.

L’extériorisation de la chanson funéraire africaine étant un moment privilégié de communication et de communion verticale entre les hommes sur terre et les défunts dans l’au-delà, ce genre artistique se transforme en un discours hiératique. C’est pour cette raison que la tradition africaine, en général, et négro-africaine, en particulier, se saisit des tabous sous le voile de la culture pour en faire, suivant la pensée de Y. Menuhin et M. A. Estrella (1998, p. 32), « … un langage universel de la vie et de la mort, de la douleur, de la joie et de l’espérance ».

Dans la chanson funéraire africaine, le but des tabous est d’amplifier la charge hiératique de cet art afin que celui ou celle qui l’entend « … accède au sens profond du monde non pas par sa seule raison, mais par son être total, corps et esprits liés », ajoute (R. Colin, 1965, p. 45). On constate que, même laudative, la chanson funéraire africaine ne peut échapper à l’encodage socioculturel élaboré en tabous afin de rendre son application contraignante pour former et éduquer à l’exercice du bon ton, de la parole courtoise ou promouvoir le respect des morts. C’est dans la logique du respect des morts que la chanson funéraire ne désigne pas Mustapha DIABATÉ par son nom mais par des pseudonymes « Kala Jula » vers 4, « Lamdo Julbe » vers 10, pour le garder dans le secret de l’invocation.

L’idée de l’inaltération de l’individu humain décédé, chez l’Africain, est exacerbée par l’usage du tabou qui est, en fait, une technique de mystification et mythification du défunt. Aussi, si le tabou est un procédé d’éducation, dans la chanson funéraire, il apparaît également comme une technique de valorisation de la culture africaine.

3.2. Le tabou, une technique de valorisation de la culture africaine dans la chanson funéraire

Le tabou, dans la société africaine d’hier et d’aujourd’hui, est un instrument de régulation éthique ataviquement rattaché à la pratique culturelle. Prospecté dans la chanson funéraire, il devient un indice expressif de l’identité culturelle. Dans l’arène funéraire, lieu par excellence de déchainement des passions et de surgissement des antagonismes, les tabous, sonnent le rappel à l’ordre moral. Ils constituent surtout une interpellation de la conscience collective au respect des règles funéraires à ne pas franchir sur le plan culturel. De ce qui précède, le propos de C. Wondji (1986, p. 11) révélant que la chanson est « … l’instrument privilégié de la manifestation culturelle en Afrique », est édifiant pour justifier l’apport de ce genre dans la valorisation de la culture.

L’intrusion des tabous, dans la chanson funéraire participe à la valorisation du sujet décédé, d’une part et suggère une pratique culturelle, d’autre part. Les prescriptions prohibitives des tabous sont, en réalité, un mode de pensée et une manière d’être. C’est donc la mise en relief d’une pratique artistique adaptée à une perception dialectique de la vie et de la mort. Chez le peuple africain, en général et négro-africain, en particulier, le respect de la personne décédée est censé influer sur la durabilité de la vie sur terre. Pour tout dire, dans la cosmogonie africaine, la vie et la mort sont liées, de sorte que la mort malgré son surgissement destructeur ne met pas définitivement fin à la vie.

Concrètement, l’individu décédé connaît, certes, une spoliation de son corps sans altérer son âme qui continue de vivre parmi les vivants. (D. Birago, 1960, p. 32) l’exprime dans le poème chanté intitulé « le souffle des ancêtres » dont nous retiendrons le sizain ci-dessous.

Le souffle des ancêtres

1-Les morts ne sont pas sous la terre,

2-IIs sont dans l’arbre qui frémit,

3-IIs sont dans le bois qui gémit

4-IIs sont dans l’eau qui coule

5-IIs sont dans la case

6-IIs sont dans la foule

Actualisé, ce poème traduit la croyance africaine que les morts ne sont pas véritablement morts, puisqu’ils cohabitent avec les vivants. C’est pour cette raison que pour (Ch. Wondji, 1986, p. 12), ce genre célèbre les morts « (…) exalte les sentiments collectifs, fait la satire de la société, lance un message ou donne un enseignement ». La société africaine, en faisant des tabous un moyen pédagogique de prévention et de correction des actes immoraux lors des funérailles, deviennent des éléments de valorisation culturelle. En affectant, par les interdictions, les normes d’émission et le message de la chanson funéraire, les tabous confèrent à ce genre sa notoriété de chanson hiératique. La chanson funéraire intitulée « la mort » du n’dolo funéraire9 en est le témoignage.

La mort

1-Eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort

2-Eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort

3-L’homme est comme un œuf, il ne tarde pas à se briser oh !

4-L’homme est comme une bouteille, il ne tarde pas à se briser oh !

5-Eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort

6-Eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort

7-L’homme est comme un caillou, il ne tarde pas à se casser oh !

8-L’homme est comme un bois, il ne tarde pas à se casser oh !

9-Eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort

10-Eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort

11-L’homme est comme un pagne, il ne tarde à se déchirer oh !

12-L’homme est comme une chemise, il ne tarde pas à se déchirer oh !

La chanson funéraire révèle, dans ses trois quatrains, l’irréversibilité de la mort chez tous les êtres vivants. Les vers 1, 2, 5, 6, 9 et 10 « Eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort » traduisent la liaison atavique de la vie de l’individu humain à la mort. Analysée en profondeur, la chanson « la mort » a un projet préventif, puisqu’elle insiste sur le caractère fragile de la vie du sujet humain, d’où l’évocation « L’homme est comme un œuf, il ne tarde pas à se briser oh ! » ou « L’homme est comme une bouteille, il ne tarde pas à se briser oh ! » vers 3 et 4 du premier quatrain. Dans les deux derniers quatrains, l’éveil de conscience sur la fragilité de l’homme qui, par métaphorisation, se rapporte au péril de destruction pesant sur sa vie à tout instant.

Le tabou frappant cette chanson de diffusion hors du cadre funéraire, donc en absence de décès, est davantage plus accentué qu’il constitue un postulat culturel inviolable visant à renforcer la formation aux bonnes mœurs à l’occasion des funérailles. F. D. Sery (1984, p. 48) exprime son accord avec l’analyse ci-dessus lorsqu’il affirme que les tabous, dans la chanson, constituent « le moyen privilégié de transmission et de régénération de la culture … ». En comparant la vie de l’individu humain à « un cailloux » vers 7, « un bois » vers 8, « un pagne » vers 11 et « une chemise » vers 12, la chanson funéraire fait l’apologie de la mort pour garantir la pérennité de la vie.

Conclusion 

Dans la société africaine, les tabous s’extériorisent sous la forme d’interdits initiés par la tradition en tandem avec la culture. Ainsi, lorsque les tabous intègrent la sphère des genres oraux tels que la chanson, le conte, la devinette…, ils prennent l’aspect d’un condensé de pensée s’attachant socioculturellement à une orientation éthique, destinée à éduquer ou enseigner la conduite idoine à tenir dans les cérémonies funéraires.

En ce qui concerne la chanson funéraire, les tabous à effet suspensif ou extinctif, précisant les normes ou les conditions de diffusion de cet art, s’inscrivent dans un encodage culturel les transformant en dogme appliqué et respecté dans les funérailles. En outre, les cérémonies funéraires étant un cadre d’exercice de tensions susceptibles de dégénérer en rixe, l’énonciation des chansons balisée par les tabous devient un moyen pour imposer la discipline parolique favorable à l’entente et la cohésion communautaires.

La tradition négro-africaine faisant des tabous un instrument didactico-éducatif des bonnes mœurs, consacre une formation culturelle dont la chanson funéraire est un des supports de diffusion. En plus d’être une activité artistique et une parole prémonitoire, la chanson funéraire, portant la charge des tabous, transmute en discours cathartique, en ce qu’elle garantit la quiétude de l’atmosphère funéraire. Pour assurer la diffusion bienséante de la chanson funéraire, la culture négro-africaine y insère les tabous par procédé d’encodage pour amplifier la charge hiératique de cet art et contrôler la rationalité de sa mise en performance.

Références bibliographiques

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1 Parole eau et Parole feu, cette désignation sert à spécifier la charge de la parole lors de sa diffusion. Théorie initiée par Botey ZADI Zaourou, la parole feu vise à provoquer les polémiques, susciter les rixes ou amplifier les tensions. La parole eau, quant à elle, a une orientation pacifique, en ce que son projet est de calmer, apaiser les tensions afin de rendre l’atmosphère sociale propice à l’entente et la cohésion.  

2 Agni et Baoulé, deux groupes ethniques proches sur le plan culturel, malgré quelques légères variations dans les us et coutumes ainsi que l’occupation géographique du territoire de la Côte d’Ivoire. Les Agni Sanwi sont établis dans le département d’Aboisso, les Morofoué dans la région de Bongouanou. Quant aux agni indénié et duablin, ils occupent la région d’Abengourou. Le peuple baoulé est le groupe ethnique majoritaire en Côte d’Ivoire en termes de la densité de sa population. Ce peuple est constitué de plusieurs tribus (Baoulé agba, Nananfouè, Faarfouè-n’dranouan, kôdè …) installés dans les régions de Yamoussoukro, Bouaké, Sakassou, Béoumi …).

3 Canari du revenant, chanson extraite du recueil du n’dolo funéraire, département de lettres modernes, Université d’Abidjan-cocody, 2006, p.160.

4 Le Como-Dibi, le chantre du kurubi, genre littéraire malinké exécuté à l’occasion des décès ou les cérémonies initiatiques au Mali ainsi qu’au nord de la Côte d’Ivoire où il y a une forte concentration de population malinké.  

5 Soromidjidjo, c’est un genre funéraire du peuple sénoufo servant de support d’animation. II est mixte, car les femmes et les hommes cohabitent dans l’arène de cet art funéraire.

6 Senoufo, groupe ethnique présent de part et d’autre de la frontière du Mali et du Burkina. Ce groupe ethnique comprend les nafara, gnaraforo peuple la région de Ferkessédougou, Korhogo, Boundiali.

7 Sun jata ou Soundjata Kéita est un chef guerrier impitoyable. Opposé à Soumangourou Kanté dans une guerre d’hégémonie, il est perçu lors de la bataille épique de Kirina comme un combattant doté de pouvoir mystique.

8 Kurubi, c’est un genre littéraire chanté à l’occasion des cérémonies funéraire dont la fonction est d’accompagner le défunt dans l’au-delà. Le Kurubi est d’origine malinké mis en performance par les Dioula et certaines ethnies proche-parent dudit peuple malinké.

9 Genre littéraire destiné à l’animation des funérailles. II est mis en performance pendant les cérémonies funéraires par les groupes ethniques agni et baoulé qui sont, sur le plan culturel des proches parents. Mais au-delà ces deux groupes, tous les groupes ethniques constituant le grand ensemble akan font de cette chanson un usage artistique suivant la typologie des funérailles, car tous les décès n’exigent pas forcément la diffusion du n’dolo funéraire.

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