Infundibulum Scientific

LA TRANSFICTIONNALITÉ ET SA STRUCTURATION DANS ASSÈZE L’AFRICAINE ET LA PETITE FILLE DU RÉVERBÈRE DE CALIXTE BEYALA

Transfictionality and its structuring in Asseze l’africaine and La petite fille du réverbère of Calixte Beyala

La transficcionalidad y su estructuración en Assèze l’africaine et La petite fille du réverbère de Calixte Beyala

Médard Brou KOUAKOU
Université Péléforo GON COULIBALY
Enseignant-Chercheur
kmedard3@gmail.com

Résumé

Mots-clés, Keywords, Palabras clave

intertextualidad, intertextualité, intertextuality, reciclaje, recyclage, recycling, réécriture, reescritura, rewrite, transficcionalidad, transfictionality, transfictionnalité, transposiciones, transpositions

TEXTE INTÉGRAL

Introduction

La littérature est création en ce sens qu’elle est le produit de textes mais aussi parce qu’elle invente et construit des idées, des personnages qui peuplent des mondes fictifs ou supposés réels. Cette force créatrice a, depuis longtemps, généré des oppositions de points de vues. Tantôt le poète est perçu comme personnage habité par l’inspiration divine, tantôt il est considéré comme fabricateur, artisan doué de techniques propres pour faire ou pour fabriquer des œuvres nouvelles. En fin, c’est celui qui parle, qui écrit pour énoncer le vrai selon les dispositions de la raison. Quel que soit son mode définitoire, le texte littéraire qui résulte de cette création connait des mécanismes divers. Par le principe d’intertextualité, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. Il arrive aussi que l’écrivain conçoive des modèles (personnages, topos, texte) qui survivent au texte premier pour se perpétuer dans des productions d’après. Ces textes d’après peuvent émaner de son cru personnel ou être la production d’un autre auteur. C’est cette manifestation que R. Saint-Gelais (2011, p. 7) nomme la transfictionnalité qu’il définit comme le « phénomène par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’univers fictionnel. La transfictionnalité est à la fois un corpus et une méthode d’analyse de tous les corpus ». Calixthe Beyala, auteure du corpus, fait de la transfictionnalité un choix d’écriture ; ceci pour donner à son texte une dimension esthétique nouvelle.

Cet article vise à montrer que l’univers littéraire est hanté par la répétition et la variation. Comment la romancière opère-t-elle la dispersion des personnages dans Assèze l’Africaine (1994, 352p.) et dans La petite fille du réverbère (1998, 412p.) ?

Nous nous proposons d’analyser cette interrogation en mettant en relief, dans la première partie, l’approche théorique de la transfictionnalité. Dans la deuxième partie, nous traiterons les modalités de construction des personnages et dans la troisième partie nous analyserons la transficionnalité et ses enjeux pratiques.

  1. L’approche théorique de la transfictionnalité

Le texte littéraire obéit, dans sa réalisation, à une panoplie de mécanismes et de techniques. Il peut apparaitre sous l’angle de reprise ou de réduplication. Le processus de lecture devient alors le moyen d’appréhension desdits mécanismes. Car selon T. Carrier-Lafleur (2012, p. 463) « tout lecteur découpe l’œuvre en plusieurs plans pour en créer une interprétation significative. C’est le propre de l’expérience littéraire. ». Au cours de cette expérience, le lecteur peut découvrir dans le texte second les traces d’un texte précédant, souvent du même auteur qui recycle les matériaux textuels déjà utilisés. Ce phénomène met en relief, dans la création, les questions de la suite ou de continuation que l’écrivain donne à un texte. L’œuvre première est alors perpétuée à partir de la transmutation des personnages ou des topos. Ici, il ne s’agit rien d’autre que de jouer avec les frontières de la littérature en vue d’explorer les nouveaux espaces qui s’ouvrent à l’écrivain. Autrement dit, il est question de voir comment une fiction extrapole ses frontières originelles pour s’exporter et s’implanter dans une autre œuvre.

Si la transfictionnalité est l’objet d’une théorisation récente, il est juste de rappeler qu’elle partage avec l’intertextualité les mêmes structures de la signification. Aussi est-il important d’en déterminer son historique et de situer ses accointances avec l’intertextualité.

1.1. De l’intertextualité à la transfictionnalité : une approche historique

Les années 1960 restent marquées par l’apparition, sous la plume de Julia Kristeva, d’une théorie qui propose un autre type de relation entre plusieurs textes : il s’agit de l’intertextualité. Deux de ses articles (Le mot, le dialogue et le roman (1966) puis Le texte clos (1966-67) repris dans Semiotikè : Recherche pour une semanalyse en constituent les sources historiques. Fondée sur la base des travaux de Bakhtine, J. Kristeva (1966, p. 145-146) définit l’intertextualité de la façon suivante :

[] l’axe horizontal (sujet-destinataire) et l’axe vertical (texte-contexte) coïncident pour dévoiler un fait majeur : le mot (le texte) est un croisement de mots (de textes) où on lit au moins un autre mot (texte). Chez Bakhtine, d’ailleurs, ces deux axes, qu’il appelle respectivement dialogue et ambivalence, ne sont pas clairement distingués. Mais ce manque de rigueur est plutôt une découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme une mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. À la place de la notion d’intersubjectivité s’installe celle d’intertextualité.

Chez Kristeva, le texte s’alimente de plusieurs types d’intertextualité : la citation, le collage, l’allusion, le plagiat mais aussi le pastiche et la parodie, etc. C’est pourquoi toute trace d’un texte dans un autre, sous la forme qu’il apparait (réminiscence ou réécriture) relève de l’intertextualité. A sa suite, plusieurs chercheurs se sont limités à étudier les catégorisations de l’intertextualité. Par exemple, M. Rifaterre (1979, p. 29-33) développe l’approche lecturale. Pour lui, en effet, l’intertextualité est subordonnée à la lecture qui organise et opère sa détection. Il la stratifie en deux catégories distinctes : l’intertextualité aléatoire et l’intertextualité obligatoire. Cette taxinomie permet de situer le lecteur sur la compréhension ou non du texte à partir de l’intertexte.

Gérard Genette offre dans son ouvrage Palimpseste, la littérature au second degré (1982) une étude plus restrictive de la notion d’intertextualité. Chez lui, l’intertextualité recoupe à la fois les notions de transtextualité et d’hypertextualité. À la panoplie de catégories déjà ébauchées par les précédents théoriciens, Genette propose d’ajouter les questions de suite et de continuation du texte. Ces deux formes se distinguent l’une de l’autre par la production et par le but pour lesquels elles sont sollicitées. Voici la précision que G. Genette (1982, p. 223) apporte :

Lorsqu’une œuvre est laissée inachevée, du fait de la mort de son auteur ou de toute autre cause d’abandon définitif, la continuation consiste à l’achever à sa place, et ne peut être que le fait d’un autre. La suite remplit une tout autre fonction, qui est en général d’exploiter le succès d’une œuvre, souvent considérée en son temps comme achevée, en la faisant rebondir sur de nouvelles péripéties : ainsi la Suite du Menteur ou (sans le nom) la seconde partie de Robinson Crusoé ou celle du Quichotte, ou le Mariage de Figaro et la Mère coupable, ou Vingt ans après et le Vicomte de Bragelone, etc.

Pour G. Genette (1982, p. 222.), « on donne la continuation de l’ouvrage d’un autre et la suite au sien. » Sa vision se rapproche de la transfictionnalité telle que conçue et définie par Richard Saint-Gelais qui analyse les rapports entre différents textes dont les frontières sont traversées par des personnages communs. Ce n’est pas un hasard si son ouvrage Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux (2011, 605p.) trouve comme espace de publication la célébrissime collection « Poétique » dirigée par Gérard Genette.

C’est en 2001, au cours d’un colloque, que Richard Saint-Gelais théorise la transfictionnalité. Dans son texte Fiction à travers l’intertexte : Pour une théorie de la transfictionnalité (2001), le théoricien entreprend de réfléchir, comme le soutient K. Vachon (2009, p. 16.), sur

 la récurrence des personnages par rapport aux discours intertextuels. Contrairement à la récurrence des personnages, la transfictionnalité n’est pas une liste de personnages ni un recensement de l’œuvre d’un auteur. Ce n’est pas non plus les références d’une œuvre qui seraient contenues dans une autre ou de simples imitations. Cette nouvelle théorie met l’accent sur l’entité des instances fictives qui se retrouvent dans plus d’un texte, ce qui donne l’impression qu’elles ont une existence indépendante du texte. 

Toutefois, la transfictionnalité se distingue nettement de l’intertextualité dont il est important de relever les nuances théoriques.

1.2. Les nuances théoriques de l’intertextualité et de la transfictionnalité

Si ces deux notions partagent le même environnement textuel, il convient de préciser, selon R. Saint-Gelais dans Fiction à travers l’intertexte : Pour une théorie de la transfictionnalité (2001, p. 45.) que

L’intertextualité repose sur des relations de texte à texte, que ce soit par citation, allusion, parodie ou pastiche. La transfictionnalité, elle, suppose la mise en relation de deux ou de plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle […]. [Elle] repose sur le postulat d’une identité fictive qui transcenderait les limites d’un texte. 

En général, la théorie de la transfictionnalité convoque des notions connexes d’auteur, d’identité fictive, de clôture du texte et de lecteur. Ces constituants forment la base matricielle permettant de lire et d’interpréter les textes littéraires. En effet, à partir de ces notions, le théoricien invite à observer le texte à partir d’un prisme nouveau. Il s’agit de scruter la familiarité de l’étrange à travers un incessant retour du même : une reprise imaginaire qui introduit la différence dans la répétition. Cette tendance de faire migrer des personnages ou d’analyser le transbordement des topos dans différents écrits est le propre de la transfictionnalité. Aussi est-il important de préciser, selon R. Saint-Gelais, (2011, pp. 10-11) que

la transfictionnalité est une relation de migration (avec la modification qui en résulte presqu’immanquablement) de données diégétiques. Il est entendu que cette migration repose sur des relations entre les textes. Mais ces relations inter- (ou hyper-) textuelles sont tendanciellement occultées, dans la mesure où l’espace au sein duquel circulent les personnages et autres éléments diégétiques se donne comme indépendant de chacune de ses manifestations discursives […] Lire “transfictionnellement” un ensemble de textes, c’est donc poser à leur sujet une série de questions fort différentes de celles qu’appelle leur considération sous l’angle de l’intertextualité ou de l’hypertextualité.

Si l’intertextualité ou l’hypertextualité s’établissent dans une dualité concrétisée par la mise en rapport de texte à texte, la transfictionnalité dénote de la construction sérielle des textes. C’est cette inscription qui permet d’identifier les textes de Calixthe Beyala. Dans ses romans, en général, elle recycle les topos et les personnages qui les animent. Quelles sont donc les modalités à partir desquelles la transfictionnalité se construit-elle ?

  1. Les modalités de construction transfictionnelle

Énoncer les modalités, c’est, avant tout, selon P. Charaudeau et D. Maingenau (2002, p. 384.), « établir des métacatégories qui correspondent à une structure élémentaire et qui sont organisés en appareil formel et logique qui aident à répondre aux problèmes cruciaux de l’analyse narrative. » Autrement dit, il s’agit, dans cette partie de l’analyse, de déterminer les facteurs qui président à la construction du personnage et à son extension au-delà d’un point fictionnel initial. L’un des principes de base figurant dans la mise en place des modalités des constructions transfictionnelles demeure la clôture du texte ou la clausule narrative.

2.1. L’analyse de la clausule narrative de Assèze l’Africaine et de l’incipit de La petite fille du réverbère

Pour que la transfictionnalité des textes soit admise, il est impératif, selon R. Saint-Gelais que ces textes soient indépendants. Pour cela, il est important d’observer la clôture de l’hypotexte, c’est-à-dire le texte premier à partir duquel un texte second trouve son existence. La clausule est la séquence finale d’un texte qui s’étend sur des formes variables (phrase, paragraphe chapitre). Pour R. Barthes et al. (1977, p. 50.), la possibilité d’achèvement du texte tient à « la perception de l’interaction en un point du texte particulier de trois paramètres : la fin/ la finition/la finalité ». A. Tassel (1996, p.7) relève, à son tour, ces trois paramètres suivants :

La fin marque ici la terminaison du récit, la frontière rendue sensible par la disparition des signes. Cette notion, que l’on pourrait qualifier d’architectonique renvoie à la configuration du livre. La finition ressortit à l’esthétique et désigne la réussite formelle, le « fini » de cet espace textuel. La finalité réfère à la fonction idéologique du texte, à l’expression d’une intentionnalité. 

Ainsi, la clôture du texte ne coïncide pas nécessairement avec le point final. Dans notre corpus, il est possible de remarquer que chaque texte propose une clôture spécifique. Dans Assèze l’Africaine, la clôture s’étend de la page 317 à la page 319. Ce roman relate l’histoire d’Assèze, une jeune camerounaise aux conditions modestes pour qui l’immigration devient le seul exutoire. Dans ce roman, la clôture du texte est intégrée au texte. Conclusive, elle rappelle les séquences importantes de la trame romanesque (le suicide de Soraya et l’engagement de la romancière pour la libération de l’Afrique de ses angoisses ; la visite des amies). Ainsi, cette clôture expose les faits qui ont été précédemment tout au long du texte. On peut donc affirmer que la première exigence de la transfictionnalité trouve sa pleine réalisation avec la clausule du texte. En effet, la clôture marque une frontière qui délimite l’imaginaire de l’auteur. D’un roman à un autre, lesdites clôtures sont littéralement détachées et indépendantes. Toutefois, les personnages, dans un processus migratoire, parviennent à franchir les frontières de hypotexte (Assèze l’Africaine) pour se disperser dans les l’hypertexte (La petite fille du réverbère).

L’incipit de La petite fille du réverbère ne permet pas d’établir une franche relation avec l’hypotexte. Si Assèze l’Africaine s’achève sur des notes conclusives, l’hypertexte débute avec une vision proleptique de la vie d’écrivain qui s’est dessinée plus tard chez le personnage. Son histoire commence dans un village enclavé. Naguère paisible, il est dénaturé par l’avancée des progrès techniques.

Au total ces deux romans n’entretiennent pas de liaison formelle. Ce qui les projette dans la perspective des romans transfictionnels. Cependant les personnages qui les animent parviennent à franchir les frontières fictionnelles. Aussi conviendra-t-il, dans la partie suivante, d’analyser le mécanisme de construction des personnages.

2.2. Les personnages et leurs structurations dans la trame romanesque

Le personnage est avant tout un être de papier dont la but est d’assurer l’animation et l’organisation de la diégèse. P. Aron et al. (2002, p. 434) indiquent que « le personnage est d’abord la représentation d’une personne dans une fiction. ». Ainsi, la place qu’il occupe dans la fiction revêt une importance capitale ; dans la mesure où il porte en lui un potentiel transfictionnel. L’un des critères urgents de la transfictionnalité est l’établissement de l’identité des personnages qui sont reproduits dans les différentes fictions. Pour cela il est nécessaire d’analyser son onomastique. En effet, nommer un personnage revient à poser cette question sous-jacente : en est-il le même ? Car la seule identité nominale pourrait ne pas suffire pour prétendre à l’identification formelle du personnage transmuant. R. Saint-Gelais (2011, p. 65.) précise, à cet effet, que « Le « même » y est contaminé par une part d’altérité qui n’échappe jamais tout à fait au lecteur, qui ne suffit généralement pas à parler d’un personnage distinct mais travaille l’identité de l’intérieur ». Cependant, dans son étude, il propose un catalogue des personnages transfictionnels qu’il classe en deux catégories : le personnage « immigrant », celui qui part d’un roman à un autre et le personnage issu de « l’emprunt » dont les origines sont à rechercher dans un roman source. Le corpus regroupe les personnages consignés dans le tableau ci-après.

 

Roman

Personnages principaux

Personnages secondaires

Assèze l’Africaine

Assèze Christine

Grand’mère, Andela, Sorraya, Mama Mado, Lola, Océan, Awono, le-président-à-vie, le chef, Joseph, Maria de Magdalena, Maitre d’école, Père Michel, le curé, les doudous du port, Ousmane, Aminata, la Comtesse, les filles du clandé (Fathia, Yvette, Princesse Suza)

La Petite fille du réverbère

Tapoussière

Andela, Joseph, Grand’mère, la pute du port, le chef, Mama Mado, Maria-de-Magdalena-des-saints-amours, maitre d’école, Mme Kimoto, les filles de Madame Kimoto, Awono

Ce tableau présente deux types de personnages que sont les personnages principaux et les personnages secondaires. Les principaux actants sont des personnages embrayeurs si l’on s’en tient à la nomenclature de R. Barthes et Al. (1977, p. 122.). Etant donné le caractère autobiographique des romans, la présence auctoriale est de plus en plus prégnante. Les personnages sont respectivement identifiés. Il s’agit d’Assèze Christine et Tapoussière. Ce qui n’est pas le cas des personnages secondaires qui sont pour la plupart dans une dynamique d’homonymie. Assèze l’Africaine et La Petite fille du réverbère se partagent les personnages de Grand’mère, Andela, Chef du village, Maria de Magdalena, Mama Mado, Madame Kimoto, les filles de Madame Kimoto et de Maître d’Ecole. En suivant la taxinomie de Saint-Gelais, les personnages de notre corpus sont des immigrants qui « transgressent » les frontières du roman initial pour s’intégrer au cœur d’une autre trame textuelle. Sont-ils pour autant les mêmes d’un point de vue identitaire ? L’analyse de ces êtres de papier nécessite de convoquer les notions philosophiques de « mêmeté et d’ipséité »1.

La réponse à cette interrogation nécessite d’analyser en profondeur le nom du personnage, son appartenance physique et son occupation, ses filiations, son champ ou espaces d’exercice. Pour cela, nous emprunterons à K. Vachon (2009, p. 43.) son outil d’identification qu’elle schématise de la manière suivante :

0 1 2 3 4 5

Autre Vague Flou Similaire Homologue Même

Cette structure vise à situer l’identité du personnage dans les différents romans. S’agit-il du même ou est-il question d’une présence conjoncturelle et fortuite ? N’y a-t-il pas de coïncidence avérée entre les deux êtres ? Les personnages qui entrent dans la catégorie transfictionnelle sont de type secondaire. Comment se présentent-ils ? Pour répondre à cette question, nous procéderons à l’analyse de leurs portraits physique et moral.

  • La Grand-mère.

Grand-mère est une figure forte dans le roman de Calixthe Beyala. Dans Assèze l’Africaine, elle fait son apparition dès la page 15 du roman, alors qu’elle traverse toute la trame de La petite fille du réverbère. Voici les caractéristiques que nous livrent les narratrices :

Assèze l’Africaine

La Petite fille du réverbère

  • Une vielle femme née vers la fin du XIXème siècle. « Vers 1910, grand-mère Ngono avait épousé mon grand-père… » p.15

  • Cette femme a subi la perte de tous ses premiers enfants. p.15.

  • Mère tardive de Adéla, sa fille (à 63 ans)

  • Femme chauve, édentée, aux grandes mains et aux grands pieds qui fume la pipe

  • Matriarche, elle est gardienne des us et des coutumes ancestrales.

  • Elle n’aime pas le N’dolé, le cafard et le poulassie (le français) p. 17

  • Mère acariâtre, elle présente un modèle éducatif très sévère

  • Elle élève sa petite fille Assèze

  • Elle marie sa fille Andela à Awono

  • Elle s’oppose à l’évangélisation que mena le Père Michel. pp.25-26

  • Elle mourut suite à la réclamation de la dot par Awono. p.44

  • Née probablement vers la fin du XIXème siècle, Grand-mère Ngono est héritière des us et coutumes, elle envisage reconstruire son royaume. « en 1945, il ne resta au village qu’une famille constituée d’une vieille femme qui se desséchait en tétant sa pipe, Grand-mère avait soixante ant et des poussières » p.14

  • Elle combattait le poulassie

  • Elle fume la pipe

  • Il ne lui reste que deux filles (Barabine et Andela), après la mort des précédents enfants. p.14

  • Elle immigre en ville pour lutter contre la domination française et s’installe dans un bidonville malfamé. p.17

  • Awono est le père fantôme de sa petite fille.

  • Elle élève sa petite fille Ngono Assanga Djuli

  • Grand-mère exerce une forte influence sur toute la société de Kassalafam

  • Elle réorganise sa famille avant de disparaitre dans la forêt. pp. 232-233

Ce tableau comparatif présente de fortes similitudes entre les deux personnages de la Grand-mère. La différence notoire est que dans l’hypotexte, elle meurt dans son village natal. Pourtant, dans l’hypertexte, Grand-mère immigre à Kassalafam et ne connut point la mort ; elle disparait dans la forêt sous les regards des siens. On pourra donc conclure avec K. Vachon que les deux personnages sont dans un rapport d’homologie eu égard aux similitudes nettement établies.

  • Andela

Assèze l’Africaine

La Petite fille du réverbère



  • Andela est la fille de Grand-mère

  • Elle se prénomme Berthes

  • Une fille majestueusement belle. p.16

  • Jeune, elle fréquente à l’école des sœurs p.16

  • A dix-sept ans, elle est séduite et mise enceinte par le fonctionnaire Awono. p.16

  • C’est la mère d’Assèze Christine

  • Elle renégocie les conditions du retour de dot en couchant avec le militaire. p.43

  • Elle accoucha d’un garçon ‘’le fibrome’’p.135

  • Elle meurt alors que sa fille Assèze est en immigrée en France.



  • Andela est la fille de Grand-mère

  • Elle se prénomme Berthes

  • C’est une fille belle, pp.20-21

  • A seize ans le fonctionnaire Belinga Antoine maria à grande pompe avec qui elle eut tris enfants.p.24

  • Elle abandonna son foyer pour se réfugier à Kassalafam « J’en ai assez d’être mariée ! » p.28

  • Elle se livre à une sexualité débridée. p.31

  • Son père est Awono p.218

Ces deux personnages s’appréhendent à partir de la méthode dite de réflexivité. Celle-ci consiste à présenter le personnage en miroir par rapport à son alter. Ainsi Andela semble être la même personne dans les deux romans. Il s’agit, ici, toujours au regard de l’échelle de K. Vachon d’une situation de mêmeté. En effet, l’identité nominale, l’aspect et physique des actants, leur appétence sexuelle, renvoient à la même personne. Un besoin de diversification a permis à la romancière de procéder à une sorte de décentrement en inter-changeant les axes d’évolution des personnages dans leurs parcours narratifs.

Le dernier état comparatif que nous opérons concerne deux personnages dans un rapport d’homologie. Ce sont les personnages principaux qui ont une parcours fictionnel réflexif.

  • Assèze Christine et Ngono Assanga Djuli (Tapoussière).

Assèze l’Africaine

La Petite fille du réverbère

  • Elle se nomme Assèze Christine

  • C’est la narratrice et le personnage principal du roman

  • C’est une fille au teint noiraud et svelte.

  • Elle est fille d’Andela Berthes et d’Awono p.17

  • Elle n’est pas reconnue par le père et est élevée par sa grande mère

  • Plus tard son père la reprend à Douala « Deux semaines plus tard, […] Je partais chez Awono ». p.50.

  • Elle devient écrivaine de son histoire

« j’écris pour un monde qui est plus enclin que d’autres à sombrer dans l’oubli » Beyala (1994, p. 318)

  • Elle se nomme Ngono Assanga Djuli

  • Elle est la narratrice et personnage principal du roman

  • Une fille de teint noir et svelte

  • Elle est fille d’Andela Berthes et d’Awono p.218.

  • Elle n’a pas de père.

  • C’est sa grande mère qui assure son éducation.

  • Elle entreprend d’écrire sa propre histoire. « A l’époque où commence cette histoire, je n’étais pas encore l’écrivain décoré, vraiment ? … » Beyala, (1998, p.11)

Ces deux personnages se font mutuellement écho quand on les considère dans leurs aspects physiques, dans leurs filiations et leurs différentes occupations quotidiennes. Il est donc possible de postuler qu’il y a manifestement, ici, un cas de transfictionnalité, même si les personnages ne sont pas en situation d’homonymie.

Néanmoins les personnages de Mama Mado, de Maître d’Ecole et de Maria-de-Magdalena, quoi qu’étant soumis à un ordre homonymique révèlent peu ou prou la question de la transfictionnalité. La romancière fait alors usage de méthodes diverses pour présenter cette situation. Par exemple, elle emploie la méthode de l’expansion pour mettre en fiction le personnage de Maître d’Ecole. Cette méthode consiste à accorder au personnage une fonction narrative différente. Dans Assèze l’Africaine, Maître d’École est décrit succinctement. C’est un vétéran des guerres d’Indochine et de Vietnam dont l’enseignement est abondamment influencé par ce passé militaire. « Maître d’Ecole était un ancien combattant et son corps, ses gestes témoignaient de son passé glorieux » Beyala, (1994, p. 32). Dans La Petite fille du réverbère, les actions du maître sont abondamment décrites. « A l’école, Maître d’Ecole, un bonhomme aux articulations comme des tiges d’allumettes, au crâne rasé parce qu’il était paresseux, s’occupait du reste. Il avait été envoyé en France, pendant six mois, avant de venir éduquer les Camerounais. » Beyala, (1998, p. 44). Par-delà cet aspect, Maître d’École est un homme lubrique qui entretient des liaisons charnelles avec son élève Maria-Magdalena-des-Saint-Amours. Beyala, (1998, p. 117).

Au total, les personnages offrent une propice analyse de la transfictionnalité. La romancière offre ainsi à ses créations la possibilité de voguer d’un roman à un autre en leurs prêtant des fonctionnalités plus ou moins équivalentes. Dans tous les cas, l’usage d’une telle esthétique est révélateur de plusieurs enjeux.

  1. Les enjeux de la transfictionnalité

Évoquer les enjeux de la transfictionnalité, c’est prendre le pari de présenter à la fois l’intentionnalité et les projets sous-jacents qui soutiennent et supportent la mise en place d’une telle poétique. Nous retiendrons, par exemple, la poétique du recyclage et les enjeux symboliques.

3.1. La transfictionnalité ou la poétique du recyclage

Théoriser l’intertextualité et plus particulièrement la transfictionnalité, c’est rappeler les codes d’utilisation ou de la réutilisation des matériaux littéraires. Il s’agit du recyclage que R. De Grandis (2004, p.54) conçoit comme « un procédé d’incorporation et de réutilisation de diverses traditions artistiques et d’éléments provenant de diverses régions, retravaillées de manière à répondre à un contexte spécifique. »

Dans le cas de la transfictionnalité, l’écrivaine recourt aux matériaux textuels déjà utilisés. Elle se les réapproprie et leur attribue une nouvelle vie. De ce point de vue, la littérature arbore les mêmes principes universels de la chimie si l’on s’en tient à Antoine Lavoisier qui soutient que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Bien souvent la production d’un texte littéraire nécessite l’adoption de certaines particularités. En effet, selon les exigences de l’originalité, l’écrivain à toujours tendance à produire du nouveau. Cependant, Calixthe Beyala trouve à réinventer des personnages déjà existants dans une œuvre antérieure. Elle convoque à nouveau des personnages de rangs et de degrés différents pour construire un texte nouveau. Ainsi, selon T. Carrier-Lafleur (2012, p. 474.) « C’est le monde perpétuel des ébauches et des trajets. Les recadrages transfictionnels incarnent la surexistence propre aux œuvres d’art, en ce sens qu’elles ne cessent de transcender leurs modes d’existence pour découvrir les nouvelles manières d’être et des territoires encore inexplorés par la pensée. ». Cette poétique du recyclage offre de nouvelles possibilités de création contrairement à la pensée romantique de l’identité théorique et de la propriété intrinsèque. En effet, la transfictionnalité trouve sa pleine expression quand elle est appliquée à l’œuvre d’un auteur différent. Toutefois, dans le recyclage, elle s’accommode le fonctionnement des sociétés ataviques qui fonctionnent sur les principes de l’oralité. Dans ce contexte, les personnages des contes restent cartographiés dans un même registre. Par exemple, le même personnage transite d’un conte à l’autre en distillant, à chaque niveau, une nouvelle narration. Ainsi Gafaïti (2003, p. 12) postule que « le concept de recyclage est à la base de toute entreprise culturelle ». Beyala emprunte, alors, au fonctionnement culturel, ses principes de création. La transfictionnalité suppose être ainsi une tribune de la répétition dans une arène où les différentes possibilités se confrontent. Elle recouvre aussi un enjeu symbolique.

3.2. La transfictionnalité et son enjeu symbolique

La transfictionnalité reste et demeure, avant tout, un lieu d’interprétation. Elle se présente, alors, comme une image, une représentation sémiologique. C’est-à-dire le sens de l’image qui se réfère à son signifiant et à son signifié. Elle sollicite, à cet effet, une part accrue et continue du lecteur.

Aussi est-il avéré que des thématiques particulières telles que le féminisme, le droit des minorités visibles, les questions africaines et l’immigration sont les sentiers de prédilection de Calixthe Beyala. Chez elle, l’immigration est un projet important de réalisation personnelle et collective. Il est, en effet, possible de répertorier, dans le corpus une typographie des métaphores de l’espace, au sens de Florence Paravy (1999, p. 249.). Car l’espace physique se dématérialise et devient fictionnel. Ainsi dans cette occurrence, on assiste à l’abolition des frontières où tous les mouvements sont autorisés. Plus encore, elle est le devenir même de sa propre méthode, en ce qu’elle convoque un recadrage aussi bien fictionnel que théorique et une interconnexion des textes. Cette méthode permet de comprendre, d’accepter et accentuer la réalité de la fiction littéraire, à travers une (re)description du monde et de soi. Par exemple, les questions nationales telles que la citoyenneté et l’identité nationale sont redéfinies et deviennent à travers la fiction des approches englobantes, universelles. La formalisation des mondes possibles est alors envisageable. Car pour T. Carrier-Fleur (2012, p. 476.) en fonction de « l’imagination du lecteur, du critique et du créateur, chaque signe est en mesure de devenir une fenêtre événementielle donnant sur un autre monde possible ou sur une répétition-différenciation d’une autre facette du monde ». En considérant un autre aspect de l’image, il s’avère juste de s’attarder sur le sens même de l’écriture de Calixthe Beyala. Pour elle, l’œuvre romanesque est une longue phrase. La configuration de notre analyse à cette approche, donne à conclure que cette longue phrase se positionne comme une répétition cyclique des différents syntagmes qui la constituent. C’est pourquoi la romancière envisage des reprises thématiques, la réitération des personnages et des espaces.

Conclusion

L’analyse de la transfictionnalité dans les romans de Calixthe Beyala nous a permis de dégager une double exigence. En l’occurrence, l’analyse de la clôture du roman hypotextuel et la transhumance des personnages qui migrent dans l’espace fictionnel. Les romans ne partagent pas le même lien organique. Chaque texte est autonome vis-à-vis de l’autre. C’est pourquoi il est indiqué de les étudier au regard de la continuation dans la perspective de G. Genette (1982, p. 239) pour qui celle-ci « n’a pas toujours pour fonction de terminer une œuvre manifestement et pour ainsi dire officiellement inachevée. On peut toujours juger qu’une œuvre, en principe terminée et publiée comme telle par son auteur, appelle néanmoins une prolongation et un achèvement. » Ce qui autorise d’entrevoir des possibilités fertiles de nouvelles créations ; d’autant qu’une œuvre en engendre une autre.

Au total, la transfictionnalité autorise une poétique du recyclage. Son enjeu symbolique hante et structure la création littéraire. Dans tous les cas, la transfictionnalité qui se lit à travers les romans de Calixthe Beyala permet de visualiser le monde sous ses différentes facettes ; des angles qui se construisent à partir des mêmes matériaux.

Références bibliographiques

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GENETTE Gérard (1982). Palimpsestes : La littérature au second degré. Seuil : Paris.

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SAINT-GELAIS Richard. (2011). Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux. Éditions du Seuil, coll. « Poétique » : Paris.

VACHON Karine (2009). La transfictionnalité dans l’œuvre de Jacques Poulin. Mémoire de Maîtrise en Etudes Littéraires. Chicoutimi : Université du Québec à Chicoutimi.



1 La mêmeté est une notion philosophique qui renvoie à ce qu’il y a de fixe ou d’immuable dans l’être. C’est l’identité sérielle de deux ou de plusieurs entités. L’ipséité désigne ce qui fait qu’une personne est unique et absolument distincte d’une autre.

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