Infundibulum Scientific

LES DENTS DU DESTIN DE JEAN PIERRE MAKOUTA MBOUKOU : UNE ÉCRITURE POSTMODERNE ENTRE DÉCONSTRUCTION DU RACISME ET DIDACTIQUE DE L’ALTÉRITÉ

Les dents du destin de Jean Pierre Makouta Mboukou: una escritura postmoderna entre deconstrucción del racismo y didáctica de la alteridad

Les dents du destin by Jean Pierre Makouta Mboukou, A Postmodern writing between deconstruction of Racism and didactics of alterity

MAHO Sézito David
Université Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire)
Enseignant-Chercheur
sezitodavid72@gmail.com

Résumé

Mots-clés, Keywords, Palabras clave

Afrique, altérité, déconstruction, écriture postmoderne, Occident, relations dichotomiques, stéréotypes, África, alteridad, deconstrucción, escritura posmoderna, Occidente, relaciones dicotómicas, estereotipos, Africa, alterity, deconstruction, postmodern writing, Western, dichotomic relations, stereotypes

TEXTE INTÉGRAL

Introduction

La rencontre entre l’Occident et l’Afrique, qui a intéressé des chercheurs aussi bien en sciences humaines et sociales1 qu’en bien d’autres domaines, a connu un regain d’intérêt chez les romanciers négro-africains. Ceux-ci mettent en exergue la relation de domination absolue opérée par l’exploitation esclavagiste puis coloniale du Nègre sur tous les plans2. Engagés dans la représentation de ce rôle tutélaire du maître blanc, ces romanciers s’interrogent, entre autres, sur l’érection des barrières de couleurs entre Blancs et Noirs pour montrer à quel point le racisme se présente comme l’une des articulations fondamentales de la littérature africaine qui en relève bien des indices sensibles. L’itinéraire des personnages et leur cheminement à l’intérieur de l’espace romanesque sont évalués en rapport avec leurs origines et leur race, comme l’explique P. A. Taguieff :

L’évaluation racisante implique de ne considérer les individus que pour ce qu’ils sont censés être (leur appartenance raciale) à l’exclusion de tout ce qu’ils peuvent faire. Et l’être racial qui définit pour chacun un destin s’indique par tel ou tel trait de son apparence somatique, toujours socialement « vêtue » : l’individu ne saurait dès lors échapper à la catégorie fatale à laquelle l’assigne son mode d’apparaître, et qui se déchiffre à travers trop d’indices sensibles (visuels, auditifs, etc.) (P. A. Taguieff, 1987, p. 230).

Le roman Les Dents du destin de J-P Makouta-Mboukou s’inscrit dans cette perspective de traitement d’indices sensibles en réactualisant, plus de deux décennies après les indépendances, le système colonial dans lequel le destin des Noirs est confronté aux velléités de domination raciale des Blancs. Situant son écriture à une période historique de la colonisation, J-P. Makouta Mboukou porte un regard critique sur l’itinéraire de deux personnages enfants, Paul Kadinga et Judas Van Wolgen, dont les destins rappellent la problématique des stéréotypes du racisme colonial. Comment le colonialisme se déploie-t-il dans l’œuvre de J-P. Makouta-Mboukou? Quels sont les modes de résistance du Noir pour parvenir à la reconfiguration des liens racistes ? Comment les romanciers africains déconstruisent-ils les stéréotypes racistes pour restaurer l’identité du Noir dans une socialité globale et dynamique ? Pour répondre à ces questions, la présente étude part de l’hypothèse qu’il faut soumettre le racisme colonial à l’épreuve de la résistance anticoloniale pour faire prévaloir l’éthique et l’altérité. Ainsi, à la lumière des méthodes sociocritique et psychocritique, l’analyse va d’abord présenter les mécanismes d’élaboration de l’image de l’homme noir dans l’imaginaire du colon où celui-là est une victime historique du racisme colonial. Ensuite, la seconde partie portera sur la révolte antiraciste de Paul Kadinga dont l’intention est la reconfiguration des liens raciaux et la reconnaissance aux peuples colonisés leur humanité.

1. Le Noir, victime historique du racisme colonial

Si l’expansion et l’occupation coloniales sont toujours présentes dans les productions romanesques bien des décennies après les indépendances, c’est pour dévoiler la posture du Noir dans ses relations conflictuelles avec le colon. J-P. Makouta-Mboukou opte pour l’écriture du racisme en mettant en exergue l’éthos et les stéréotypes nègres dans l’imaginaire du colon et les destins (dé)croisés des deux enfants, Paul Kadinga et Judas Van Wolgen, l’un Noir et l’autre Blanc.

    1. L’éthos et les stéréotypes du racisme anti-Noirs dans l’imaginaire du colon

D. Maingueneau (2002, p. 238) définit l’éthos comme étant : « l’image de soi que le [sujet] construit dans son discours pour exercer une influence sur l’autre, et la position institutionnelle qu’il s’octroie pour marquer son rapport à un pouvoir ». Le racisme des Van Wolgen3 illustre bien cette volonté affichée de dire leur hégémonie. Leur fils, Judas Van Wolgen, passe pour une caisse de résonance de cette idéologie de domination identitaire. L’opposition adversative entre ce dernier et Paul Kadinga débouche sur l’agression physique et verbale de celui-ci et de son groupe de Nègres. Dans leurs rapports, apparaissent des comportements de rejet qui permettent de percevoir cette dimension adversative qui résume les

degrés de discrimination raciale au sens large, de la moins intense à la plus violente: le rejet verbal ou antilocution: il s’agit de l’hostilité manifestée par l’injure, inscrite dans les modes de verbalisation des stéréotypes, l’évitement, la discrimination, l’agression physique: toutes les formes de violences contre les personnes (…) pour autant qu’elles s’exercent en raison de l’appartenance [raciale] des individus et enfin l’extermination: les lynchages (…) marquent le degré ultime de l’expression violente du préjugé (P-A.Taguieff, 1987, p. 70-71).

L’analyse de l’éthos permet de déceler les modalités selon lesquelles le Blanc se voit, se pense, mais aussi celles selon lesquelles il se représente le Noir dans son imaginaire. Cela conduit inévitablement à l’émergence d’une valorisation excessive de sa posture sociale. Le roman de J-P Makouta-Mboukou esthétise cette image du moi du Blanc qui impose sa présence et surestime sa « face positive4 » (J. J. R. Tandia, 2003, p. 53) par une tendance à l’auto-affirmation. Dans ce roman, l’on voit que le regard porté sur les Noirs rappelle, en général, les préjugés historiques de néantisation de la race noire vue comme « une sorte de quintessence du mal. [Le Noir] est déclaré imperméable à l’éthique, (…) il est le mal absolu : élément corrosif, détruisant tout ce qui l’approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique ou à la morale » (F. Fanon, 1961, p. 10).

Telle est l’image du Noir dans l’imaginaire des Blancs à cette époque où le racisme anti-noir5 définissait clairement les attitudes, comportements et discours d’hostilité à l’égard des Noirs. Il était inimaginable que ceux-ci puissent jouir d’une certaine forme de citoyenneté, même limitée. Le racisme anti-noir apparaît, de ce fait, comme un concept d’assignation qu’il faut considérer dans toute sa subjectivité et son hétérogénéité, car selon P-A Taguieff (1987, p. 63), « la racialisation, processus métaphorique, peut discursivement s’opérer, que le mot « race » soit employé ou non dans le discours. Ce qui caractérise [ce processus], c’est la circularité des expressions diverses de l’essentialisation à visée dépréciative, à travers lesquelles elle s’opère ». Cette visée se justifie bien par la persistance de ces stéréotypes à plusieurs niveaux.

D’abord, au niveau sentimental, la relation amoureuse entre Noir(e) et Blanc(he) était perçue comme un sacrilège, donc un acte d’irrévérence grave à l’encontre de la race blanche. Le cas de Yolande, la sœur de Judas Van Wolgen, est édifiant : « (…) en matière d’amour, elle était d’un racisme écœurant. Pas de nègre parmi ses amants qu’elle recrutait un peu partout. » (J. P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 34). Ces stéréotypes sont au cœur des relations sexuelles jugées pourtant contre nature entre les Blancs et les jeunes filles noires. Le sort des enfants de Salomé Kadinga et de celui de Paul Kadinga nés de leurs relations sexuelles respectives avec Judas Van Wolgen et Yolande Van Wolgen est une preuve suffisante pour comprendre ces stéréotypes:

Judas Van Wolgen avait renié son sang, François qui fut, de même, rejeté par ses grands-parents. Yalande Van Wolgen avait renié son sang, Roland, qui fut, de même, rejeté par ses grands-parents. Les Van Wolgen reniaient unanimement François et Roland parce qu’ils avaient du sang maudit, le noir de Salomé et de Kadinga » (J. P. Makouta-Mboukou 1984, p. 42-43).

En effet, le racisme est mobilisé comme processus de construction d’une identité en opposition à une altérité lointaine et impose la domination des Blancs sur les Noirs. Ce processus de subjectivation et de chosification témoigne des stéréotypes dévalorisants sous le poids desquels croupissent Paul Kadinga et sa famille. À ce sujet, P-A. Taguieff (1987, p. 244) affirme que « le préjugé est centré sur les effets sociaux (discrimination) qu’il est censé produire, ou sur la fonction idéologique de légitimation qu’il remplit ».

L’objectif des Van Wolgen, en véhiculant ces préjugés à l’encontre des Noirs, est de rester dans leur bonne conscience de légitimer leurs velléités de suprématie sur les Noirs. Et la rencontre entre les deux familles dans le roman ne pouvait que déboucher inévitablement sur le racisme car, selon J. R. R. Tandia (2003, p. 53), « l’acte de nomination de l’autre [le Noir], est fortement influencé par sa carte d’identité raciale et le relationnel du moment où certains hétéro-désignants témoignent à suffisance de l’opacité ou de la transparence du même à l’autre ». Cela montre à quel point le racisme est une idéologie discriminatoire de « carte d’identité raciale » fondée sur une typologisation des groupes humains. Selon les lieux et les époques, les tenants de cette idéologie se justifient par des critères biologique, culturel ou encore géographique6. Le Noir est affublé de tous les qualificatifs dépréciatifs : « Sale nègre ! Primitif, cannibale, macaque, chimpanzé » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 55). Cette désignation du Noir a opportunément inspiré F. Fanon (1961) à écrire que :

Le langage du colon, quand il veut parler du colonisé est un langage zoologique. On fait allusion aux (…) émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire (F. Fanon, 1961, p. 30).

 

Le Noir est même parvenu à s’approprier cette identité de son infériorité qui le maintient, comme une fatalité, au service des Blancs. Paul Kadinga pouvait dire : « Je suis né domestique, et je mourrai domestique. Il n’y a pas de raison que ça change. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 25). Plus loin, le narrateur renchérit en faisant remarquer que « (…) quel que soit le niveau d’instruction d’un Nègre, il ne peut être l’égal du dernier des Blancs. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 59). On constate donc que ces discours de stéréotypes mis en évidence sont perçus comme une fatalité dans l’imaginaire des Noirs. Le roman, Les Dents du destin, publié en 1984, montre que l’abolition de l’esclavage et les indépendances des pays africains n’ont pas transformé les mentalités des Blancs sur les profondes inégalités sociales liées aux différences chromatiques, comme l’indique le narrateur en ces termes :

Paul Kadinga avait été un misérable esclave. Ainsi avaient vécu tous ceux de sa classe. Les esclaves avaient conscience du déséquilibre qui longtemps caractérisa le monde. Il y avait eu un agrégat de pauvres individus faits, aurait-on pu dire, pour supporter les conséquences de la morgue des riches qui commandaient. Il se trouvait que chaque groupe épousait les contours de sa race (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 95).

Pis encore, la justice coloniale était, elle aussi, au service de la politique de domination coloniale. Cela est perceptible dans l’affaire de vol répété du diamant dans l’entreprise d’extraction de Lapidie. L’enquête engagée, à cet effet, a été exclusivement orientée vers les Noirs qu’on arrêtait sans preuve : « ils étaient nègres, et cela suffisait pour qu’ils fussent coupables. Aucune ombre de soupçon ne pesait sur les blancs. Un blanc portait sur le témoignage de son innocence ; sa peau. On pouvait être blanc et voleur. C’était incompatible. » (J. P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 45). Plus loin, le narrateur précise que ce sont « seuls les Noirs qui, par définition, étaient des subalternes, étaient des voleurs » (J. P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 95). En réalité, la justice n’est que vaine façade, ne protégeant que les citoyens blancs.

Dans le roman, l’auteur décline la dimension réaliste de son écriture en dénonçant la vie misérable de cette famille, dont le destin était aggravé par la discrimination raciale dans cette ville imaginaire de Lapidie. Par le truchement de Paul Kadinga, l’auteur critique violemment l’attitude des Blancs guidés par des préjugés raciaux, préjugés au nom desquels ils abusent des Nègres et mettent en place une (in)justice qui ne protège que le Blanc et ne condamne que les Noirs :

Et il n’y avait pas d’établissement pénitenciers réservés aux Blancs. C’était d’ailleurs une raison suffisante pour innocenter et acquitter tous les accusés Blancs. En revanche, tout Nègre accusé était automatiquement un coupable : il fallait bien que les prisons construites à leur intention se remplissent. « Libres ou prisonniers, ils portaient sur leur poitrine et sur leur dos, écrite à l’encore noire sur un fond blanc, la désignation de leur race : ils étaient depuis l’ère des négriers de la race des opprimés (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 82).

Même l’avocat en charge de défendre Paul Kadinga reconnaît cette réalité qu’il a d’ailleurs avouée à son client : « Je vous l’avais bien dit, Paul, on jugeait deux races. On opposait les races blanches et noires. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 76). C’est ainsi que, du fait de la couleur de leur peau, Judas Van Wolgen a été innocenté et Paul Kadinga condamné, alors qu’il n’était qu’un simple témoin. Cette situation montre clairement les destins (dé)croisés de ces deux enfants.

    1. Paul Kadinga et Judas Van Wolgen : deux destins (dé)croisés

« Comment vous présenter l’histoire extraordinaire de Judas Von Wolgen, un jeune Blanc originaire de Lapidie, petit pays d’Europe occidentale, et de Paul Kadinga, jeune nègre natif d’un vaste pays de l’Afrique Noire, appelé Pays du Fleuve, le Kwangu (…). » (J. P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 7). De prime abord, il convient de rappeler le statut des deux enfants ainsi que les rapports qui les lient dans le roman. Et c’est Paul Kadinga qui offre une lecture de cette relation par ces propos:

Nous sommes nés la même année, et presque le même jour, me disait mon père, qui était pendant des saisons, domestique du sien. Mais il était blanc et moi, un Nègre. Alors pendant qu’il allait à l’école, je servais auprès de sa mère, une mégère de la dernière espèce et négrophobe impénitente, en qualité de gardien de sa sœur. (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 21).

 

Le choix des personnages enfants n’est pas fortuit. B. J. Tahar, à la 4ème page de couverture de son livre intitulé Le racisme expliqué à ma fille, en donne une justification édifiante :

Un enfant est curieux. Il pose beaucoup de questions et il attend des réponses précises et convaincantes. On ne triche pas avec les questions d’un enfant. C’est en m’accompagnant à une manifestation contre un projet de loi sur l’immigration que ma fille m’a interrogé sur le racisme. Nous avons beaucoup parlé. Les enfants sont mieux placés que quiconque pour comprendre qu’on ne naît pas raciste, mais qu’on le devient.

Cela justifie bien le choix de Van Wolgen pour montrer comment il a pu s’inscrire dans la logique de ses parents pour faire subir le racisme à Paul Kadinga. Le témoignage du narrateur, parlant de ces deux enfants, indique comment leurs destins se sont (dé)croisés en ces mots : « Leur ancien passé coïncidait : ils étaient nés le même jour ou presque, ils avaient grandi ensemble. Seul le destin avait fait de l’un le domestique de l’autre » ((J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 248). En effet, à travers les rapports entre les deux personnages enfants, le romancier interroge plus largement le droit de l’enfant. Pendant que Paul Kadinga n’avait pas droit à l’éducation, si ce n’est comment apprendre à servir utilement le maître Blanc, « Judas Van Wolgen s’en était allé en Europe, pour augmenter ses chances de succès, sa force de frappe parmi ses semblables, et son pouvoir de domination sur les Nègres. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 29). Et Paul Kadinga de préciser : « Judas Van Wolgen revenait donc, chargé de gloire et d’orgueil (…). Il était ingénieur des mines, et moi son domestique. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 30).

Un autre facteur qui décline les destins antipodes des deux personnages enfants, c’est la préparation psychologique faite par leurs familles respectives. S’il était toujours facile pour les parents de Judas Van Wolgen de lui parler de racisme pour l’encourager à perpétuer leur idéologie de suprématie sur les Noirs, ceux de Paul Kadinga préfèrent éviter de parler d’un tel sujet qui les trouble psychologiquement. Pour avoir été longtemps victimes du racisme colonial depuis leur bas âge, ils sont conscients qu’ils n’ont pas le choix. C’est la raison pour laquelle ils tentent de dissuader Paul Kadinga dans son élan d’exprimer et de manifester son antiracisme. Ils l’invitent à prendre conscience des préjugés raciaux qui sont historiques et à accepter la loi du talion : « (…) – Accepte mon fils, suppliant ma mère qui pleurait (…) -Accepte mon fils, surenchérissait mon père (…) Mes frères et sœurs pleuraient aussi (…) Je contemplai, indifférent tout ce deuil autour de moi. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 23). Le préjugé racial exerçant ainsi un impact psychologique redoutable sur les enfants noirs, ceux-ci sont tenus d’acquérir de nouvelles attitudes. Malgré les supplications de parents de Paul Kadinga cherchant à prévenir, chez lui, des réactions qui pourraient être fâcheuses pour son avenir et sa sécurité, ce dernier se sentait toujours profondément irrité par la ségrégation raciale manifeste dans tous les domaines y compris les lieux d’habitation. La sommaire description des habitations des deux familles illustre également bien l’indignation de Paul Kadinga en ces termes:

Nous avons reçu, mes parents, mes deux frères, mes deux sœurs et moi-même (07 personnes) deux pièces exiguës, attenantes à leur immense villa (…) six chambres et un salon de plus de 10 mètres de long, deux salles de bain, une cuisine plus grande que nos chambres réunies, un bureau et trois postes de téléphone, dont un pour les enfants, et deux radios. Tout cela pour quatre personnes » (J. P.Makouta-Mboukou, 1984, p. 21).

Le narrateur résume cette description en termes de « boîte de sardines de maison » et de « palais » (J. P.Makouta-Mboukou, 1984, p. 24) respectivement pour la famille Kadinga et celle des Van Wolgen. Cette description montre l’idée selon laquelle le racisme est mobilisé comme un processus de construction d’une identité qui impose la domination des Van Wolgen sur la famille Kadinga.

Le dernier facteur de (dé)croisement de leur destin, c’est d’avoir eu chacun des relations sexuelles ayant abouti à des naissances d’enfants métis. Salomé, la sœur de Paul Kadinga qu’il voulait « qu’elle se gardât précieusement pour celui qui serait son mari (…) était [tombée] enceinte de Judas Van Wolgen » (J. P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 34), puis accoucha d’un enfant métis. Mais, compte tenu des velléités de domination dans l’imaginaire du Blanc, les relations sensuelles entre hommes blancs et femmes noires sont tolérables. Les Blancs tentent de justifier cette injustice par l’argument selon lequel ces relations participent de leur identité dominante. En fait, les Blancs se trouvent toujours dans une perpétuelle quête de supériorité au nom de laquelle ils peuvent, s’ils le veulent, se permettre d’ignorer ou de renier les éventuels enfants naturels engendrés par ces rapports.

Au demeurant, toute relation sexuelle d’une femme blanche avec un Noir est sévèrement proscrite et punie parce qu’elle risque de porter dans le corps de la Blanche l’empreinte d’une souillure susceptible de rejaillir sur l’ensemble de la race blanche. C’est ce tabou que Paul Kadinga a tenté de briser en décidant d’établir l’équilibre qu’il traduit en ces termes : « Judas avait eu un enfant avec ma sœur. J’en ai eu avec la sienne [Yolande]. Et Moïse me parut un philosophe singulièrement grand. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 39), conclut-il ironiquement. 

En outre, quand bien même la vengeance de Paul Kadinga aurait fait croiser leur destin en faisant leurs premiers enfants en même temps, force est de reconnaître que leurs destins se trouvent toujours décroisés du fait de la différence raciale. Le motif du rejet unanime de François et Roland nés de Judas Van Wolgen et de Salomé Kadinga, de Yolande Van Wolgen et Paul Kadinga en est une preuve suffisante : « parce qu’ils avaient du sang maudit, le noir de Salomé et de Kadinga. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 42). Un tel traitement du Noir a fait dire à T. Jobert (2009, pp. 69-70) que

le “corps noir”, tel qu’il émerge ici, constitue indéniablement le produit d’un racisme multiforme qui s’enracine dans l’histoire des relations de domination et d’exploitation, celle de l’esclavagisme, du colonialisme et du post-colonialisme. (…) L’ensemble de ces stéréotypes racistes, dont nous avons pu retracer [les manifestations], constitue autant de manières de mettre à distance le “corps noir” (fascination versus infériorisation) par la stigmatisation de l’écart qui le séparerait de la norme dominante (autrement dit “blanche”, occidentale).

En tout état de cause, la question du racisme réactualisée dans ce roman, publié en 1984, réactualise aussi les réflexions qui réévaluent la reconsidération et la reconfiguration de l’influence du racisme colonial au sein des sociétés noires contemporaines. D’où la légitimité de l’intention de la révolte antiraciste de Paul Kadinga qui s’inscrit dans la postmodernité.

2. La révolte antiraciste de Paul Kadinga: une reconfiguration des liens raciaux

« Œil pour œil. Dent pour dent », tel est le titre du chapitre 3 du roman qui annonce la révolte antiraciste de Paul Kadinga, aspirant opiniâtrement à la reconfiguration des liens raciaux entre les Noirs et les Blancs. À travers l’itinéraire de ce personnage, l’auteur tente de déconstruire le schéma binaire Noir/Blanc en montrant que le racisme des Van Wolgen relève de l’utopie. Il inscrit ainsi son écriture du racisme réactualisé dans la dynamique d’une didactique de l’altérité et de l’éthique sociale.

2.1. Les Blancs entre dégénérescence, perversité et racisme utopique 

En se fondant sur les processus de perceptions réciproques entre les Blancs et les Noirs, la présente analyse veut montrer comment les deux groupes s’attèlent chacun à la déconstruction de l’image de l’autre. C’est dans cette perspective que les Noirs affichent leur volonté de se défendre à travers des discours de résistance ; il s’agit, pour eux, de conjurer et de reconfigurer les liens raciaux. Ils essaient de se donner de la consistance ontologique en tournant en dérision le racisme outrancier des Blancs. Cette stratégie contribue à produire un discours de déconstruction des préjugés historiques et à permettre aux deux entités, Noirs et Blancs, de négocier les processus interactifs et les échanges entre elles. Au fil du récit autour des relations entre la famille de Paul Kadinga et celle des Van Wolgen, il se déploie divers discours d’aversion d’un camp à l’autre. Mais ce qui est remarquable est que l’auteur met en avant comment le Blanc dévoile lui-même l’utopie de son racisme à travers son incohérence et son inconséquence dans ses rapports avec le colonisé.

En effet, l’attitude des Van Wolgen contribue à la « dé-démonisation» du Noir. Ils outrepassent leurs velléités de marginalité raciale, descendent de leur piédestal pour se vautrer dans les « souillures des Négresses ». Ils tentent même de violer celles qui leur résistent. Les cas de Judas Van Wolgen et son père sont assez significatifs et parlants. Au sujet de Judas Van Wolgen, Paul Kadinga s’était indigné contre sa relation sexuelle avec sa sœur Salomé qu’il voulait précieusement préservée pour l’homme qui l’épouserait. Judas Van Wolgen a, par ailleurs, accentué sa dégénérescence morale en reniant la paternité de l’enfant né de cette relation, alors que la preuve est irréfutablement établie que cette dernière n’a jamais connu un autre homme.

Si la racialisation est projetée sur les sociétés colonisées pour devenir un des redoutables instruments de domination matérielle et symbolique sur le Nègre, celui-ci a pris conscience de la nécessité de sa résistance pour désavouer les Blancs qui se vautrent dans la perversité totale avec les Noires dont ils nient pourtant l’humanité à travers un lexique animalier : « cannibale, macaque, chimpanzé » (J-P. Makouta-Mboukou 1984, p. 55). L’institutionnalisation du racisme au nom du colonialisme, qui n’admet pas l’hypothèse d’une union entre Noir et Blanc, perd toute valeur face à la résistance du Noir. La mère de Paul Kadinga en donne un exemple édifiant lorsqu’elle fait échouer Van Wolgen dans toutes ses tentatives de la violer :

[M. Van Wolgen] avait souvent éloigné mon père pour rester seul avec elle. Et le fringant Van Wolgen (…) se jetait sur ma mère comme un épervier sur un poussin. Mais ma mère était une vraie fille d’Isaka (…) M.Van Wolgen recommença cent fois, Mais sans succès (…) M. Van Wolgen respecta désormais ma mère jusqu’à sa vieillesse. (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 32).

Le racisme des Van Wolgen peut être encore qualifié d’utopique à travers le réquisitoire de l’avocat de Paul Kadinga qui est pourtant un Blanc. En effet, ce dernier a désavoué, lui aussi, la justice de ses confrères blancs dans sa défense : « …Monsieur le Président, ce Noir, ce domestique que j’ai l’honneur de défendre, se relève tout d’un coup (…) un homme tout de vérité. Je vous en laisse le soin. Condamner si vous êtes ennemi de la vérité. Libérer si c’est pour la justice que vous êtes Président du tribunal. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 74).

Tous ces comportements et actions de Paul Kadinga et de son avocat montrent clairement les perspectives dé-/anticoloniales dans lesquelles l’auteur a engagé Paul Kadinga pour stigmatiser les Blancs de Lapidie plongés dans une dégénérescence morale. Ici, il s’agit pour l’écrivain de dire la détérioration de la suprématie des Blancs et l’utopie de leurs velléités racistes en foulant au pied leur puissance colonialiste. Leur manque de responsabilité à assumer leur racisme a donc fait remarquer au narrateur que « la fierté du blanc avait décru, non d’avoir été suspendu à un tagette par des nègres, (…), mais d’avoir laissé paraître un trouble accusatoire. » (J-P. Makouta-Mboukou, 1984, p. 54). Cet engagement de l’écriture du racisme dans le roman trouve ainsi son fondement dans le passage de la haine de soi inculquée aux Noirs à la didactique de l’altérité et de l’éthique sociale qui lui est impulsée.

2.2. La réactualisation scripturale du racisme : de la haine de soi à la didactique de l’altérité

La perception que l’on a de soi-même, le regard des autres, ce que l’on perçoit ou imagine de ce regard autre sur soi sont autant de facteurs qui pèsent dans la construction de l’identité d’un individu, bien plus peut-être que la réalité de la couleur de la peau qui diffère. Telle est l’idée conceptuelle et insaisissable que le romancier J-P. Makouta-Mboukou développe dans le récit du destin de Paul Kadinga et Judas Van Wolgen, deux personnages enfants. Mieux, à travers leurs émotions, leurs doutes, leurs joies et leurs souffrances, ce roman interroge tout potentiel lecteur sur la construction d’une identité au sens humaniste du terme. Il s’agit, ici, de l’identité du Noir meurtri dans sa chair face au dispositif psychologique mis en place pour lui faire perdre l’estime de soi et son humanité, du fait de sa race diabolisée. Il est question aussi de l’identité de l’écrivain, obnubilé par son engagement pour l’humanisme.

Le titre du chapitre 6 du roman est assez évocateur : « Les esclaves avaient décidé de devenir des hommes ». Tel que présenté et conçu, ce titre invite à comprendre la motivation de l’effort permanent du Noir de se valoriser. D’où la nécessité d’analyser la réactualisation de l’écriture du racisme en termes de transition de la haine de soi du Noir à la didactique de l’altérité.

Cette étape de l’analyse se propose de répondre aux enjeux actuels d’une éducation à l’altérité qui s’articule avec les enjeux d’une didactique de la lecture littéraire du racisme dans l’œuvre romanesque de J-P. Makouta-Mboukou. En effet, l’appréhension de l’altérité nécessite un questionnement sur l’attitude du Noir quant à son identité et au rapport qu’il entretient avec le Blanc. L’œuvre romanesque, en tant que support privilégié de ce questionnement, est au carrefour des différentes problématiques de l’altérité et du racisme qui est, selon R. Gallisot (1985, p. 122), « l’effet d’un rapport de domination [où] l’infériorisation est poussée jusqu’à la dévalorisation absolue, la déshumanisation ». L’opiniâtreté des Blancs à maintenir le Noir dans son statut d’être inférieur a toujours renforcé la peur de l’homme noir et a intensifié ses attitudes antiracistes qui sous-tendent le combat pour l’altérité. Pour Paul Kadinga, il faut bousculer les mentalités et tenter de rétablir l’échelle des valeurs de l’éthique sociale. Cette démarche trouve son fondement à travers une somme d’interrogations réalistes du narrateur qui déclinent l’engagement de l’écrivain négro-africain:

Dans un monde où tout se détraque, où chaque jour triomphe la mort, l’écrivain se permettra-t-il d’être neutre ? Un prisonnier peut-il juger sainement les chaînes qui cisaillent sa peau, sa chair et ses os ? (…) N’est-il pas fou celui qui, alors que sa maison brûler montre à sa financée, dans la cour, les étoiles qui luisent dans le ciel ? (J-P. Makouta-Mboukou, pp. 11-12).

L’enjeu de l’écriture du racisme revisité réside essentiellement dans la prise de conscience de l’écrivain de son engagement idéologique à contribuer, par écrit, à faire diminuer, sans user de la violence, la quantité de violences dans les interactions humaines. L’objectif est de donner à l’humanité des leçons de l’altérité et de l’éthique afin de parvenir à la « diminution du taux de souffrance dans le monde ; de la souffrance injuste ou injustifiée, et non pas de cette dimension de la souffrance faisant partie de la condition humaine (…) », précise P-A. Taguieff (1987, pp. 75-76). Un tel objectif invite à une réflexion fondamentale sur des principes moraux viables, en phase avec les concepts de conscience sociale et de l’utopie de néantisation de la race noire. En inscrivant cela dans l’engagement de l’écrivain, J-P. Makouta-Mboukou (1984, p. 11) soutient que « (…) plus que suggérer [l’écrivain doit] décrire les faits, et proposer des solutions pour une vie meilleure. C’est en cela qu’un romancier est un architecte, un bâtisseur de cité, un créateur de sociétés ».

Ainsi, dans ce monde où le racisme biologique est fortement politisé et s’est considérablement nourri de dispositions épistémologiques, il faut une pédagogie soutenue et sous-tendue par une didactique orientée vers l’altérité et l’éthique sociale. Il est nécessaire, de ce point de vue, de parvenir au renforcement d’un discours déterministe, qui ramènerait les diverses perceptions à la reconnaissance de l’autre comme soi-même. Par ailleurs, ce discours déterministe permettrait de reconnaître aussi que le critère biologique seul ne saurait constituer le moteur d’une hiérarchisation absolue des races, comme l’explique A. Memmi (1968, p. 244-245) :

Le terme de racisme est évidemment inadéquat pour un mécanisme aussi général. […] À strictement parler, il signifierait une théorie de la différence biologique. Les nazis, après les idéologues de la traite de Noirs et de la colonisation, y ont inclus une hiérarchisation politique, morale et culturelle des groupes humains d’après leurs différences biologiques. […] En fait, l’accusation raciste s’appuie tantôt sur une différence biologique, tantôt sur une différence culturelle. Tantôt elle part de la biologie, tantôt de la culture, pour généraliser ensuite à l’ensemble de la personnalité, de la vie et du groupe de l’accusé. Quelquefois, le trait biologique est hésitant ou même absent.

Pour A. Memmi, il faut parvenir à la décolonisation des esprits et admettre des existences culturelles et raciales plurielles. Et cela nécessite aussi de décoloniser les mouvements sociaux et les pouvoirs racistes. De ce fait, en rappelant le racisme colonial dans son roman, J-P Makouta-Mboukou invite à redonner un sens à la possibilité d’un changement social émancipateur dans un monde où la capacité d’imaginer un avenir meilleur paraît de plus en plus problématique. Son projet de dénonciation du système colonial se situe au croisement de préoccupations intellectuelles anticoloniales et d’un moment historique bien particulier de la reconstruction du marxisme en vue de critiquer le capitalisme.

De toute évidence, cet élan inscrit le rôle du romancier dans les perspectives de lutte contre toutes les idéologies qui croient que la possibilité de changer le monde a perdu toute signification et qu’il faut croiser les bras pour scruter, par fatalisme, des réponses institutionnelles aux différents problèmes sociaux tel le racisme colonial. C’est cette attitude fataliste que rejette le romancier J-P. Makouta-Mboukou qui met en œuvre, par l’écriture réaliste, l’utopie réelle et sa faisabilité sociale lorsqu’il s’écrie : « Ainsi se révélaient les organisateurs des conférences sur l’émancipation des Nègres : ils créaient des pantins prêts à vendre pères, mères et terre pour que le socialisme mondial triomphe. Ils devaient succéder aux pantins fabriqués par le capitalisme international. » (J-P.Makouta-Mboukou, p. 132).

À l’analyse, la critique sociale de J-P Makouta-Mboukou a un double objectif : lutter contre la rêverie détachée de la réalité et valoriser le rôle historique et social que peut jouer l’engagement du romancier. En fait, pour l’écrivain, il s’agit de stimuler l’imagination révolutionnaire avec des actions transformatrices. En invitant à plus de réalisme à l’égard des hommes qui demeurent encore dans le fatalisme, J-P. Makouta-Mboukou décline le rôle du romancier en admettant que

c’est au romancier à nous dire s’il y a lieu d’espérer. Mais le romancier nous apprend aussi que l’espoir, s’il fait vivre, ne nourrit pas. Non ! Réalisme ! Le romancier négro-africain n’a pas le temps de rêver. La mission est urgente. Il y a tout à fait dans un monde où les hommes de décision musent rêvent et s’empâtent aux dépens des peuples travailleurs. (…) Oui ! le romancier n’a nullement le droit de se couper de son contexte social, sinon il devient une cymbale qui retentit (…) » (J-P Makouta-Mboukou, 1984, pp. 10-11).

Cet attachement de l’écrivain au réalisme est un enseignement de la didactique dans l’œuvre romanesque qui a un impact réel sur les vies des Africains croupissant encore sous le poids du racisme occidental. Pour lui, la pauvreté, la souffrance et les privations engendrées par l’oppression raciale doivent être révélées dans les discours romanesques. Cela montre à quel point la didactique dans l’écriture romanesque est évidemment un enjeu très sérieux parce qu’il s’agit de prouver que le monde pourrait être transformé suivant des voies qui conduisent les écrivains dans la direction des idéaux utopiques. Cet engagement montre comment, par l’écriture, l’écrivain parvient non seulement à la dé-démonisation de la race noire, mais aussi au culbutement du pouvoir blanc. En faisant remarquer que « Paul Kadinga a rompu les chaînes du cachot, et renversé les murs de la geôle » (J-P Makouta-Mboukou, 1984, p. 9), l’auteur affirme la possibilité et la nécessité pour les Nègres de lutter pour l’avènement d’une société harmonieuse sans stéréotypes racistes déshumanisants. C’est dans cette optique que P-A Taguieff écrit qu’il est nécessaire d’inscrire le combat contre le mal raciste dans une perspective de l’éthique ; il soutient que

face au racisme, il faut à la fois s’efforcer de l’expliquer comme un fait et de le combattre comme un mal. Tenter de le connaître et de le comprendre, et en même temps s’appliquer à le réduire, ou à le neutraliser. (…) Pour qui le refuse et le combat, le racisme se présente donc, à la fois, comme un objet, voire un défi pour la pensée, et comme un domaine de lutte pour l’action. Pour l’action politique et morale, le mal raciste est d’abord et avant tout ce qui ne devrait pas être, ou ne devrait plus être, et qui doit en conséquence être combattu. (…) Voilà ce qui justifie la lutte éthique, juridique et politique contre le mal, dont le racisme est une figure. (…) Le devoir antiraciste n’est qu’une spécification du devoir de lutter contre toutes les formes de violence inter-humaine » (P-A Taguieff, 1998, p.77-78).

En clair, étant donné que le racisme apparaît comme une négation de l’universalité de l’humain, il doit être profondément combattu au nom des principes universels de l’éthique sociale. C’est pourquoi, le credo de Paul Kadinga a été décliné dès les premières pages du roman. Il veut rétablir l’équilibre au nom de ces principes universels. Il revendique le respect de la différence et l’égalité des droits et des devoirs des hommes à travers la conjugaison équitable des spécificités. À ce titre, la mission que l’auteur lui assigne est bien assimilable à celle de Ngouonko, le personnage principal du roman Les Étrangers noirs africains (2011) d’Hilaire Mbakop. En effet, Ngouonko se donne pour mission, après la soutenance de sa Thèse de Doctorat, d’écrire un livre dans lequel il dénoncera le racisme et montrera que la littérature peut faire changer les paradigmes de ce phénomène. Il le signifie en ces propos :

Le livre que je vais écrire sera un acte concret contre le racisme ! Je crois au pouvoir de la littérature sur les humains. Elle sera l’arme avec laquelle je donnerai ma contribution au changement de cette société ! Oui chers amis, je ne peux pas voir une société qui traite les [Noirs] de manière discriminatoire et ne pas parler ! Je vais agir, et les choses changeront ! (…) Mais pour arriver à ce stade, il faut faire disparaître la lèpre du racisme. C’est cette lutte que je m’engage à mener. À bas le racisme ! (H. Mbakop, 2011, p. 101).

Ce dédoublement de l’écrivain Hilaire Mbakop assignant sa mission d’écrivain à un personnage pour dénoncer le racisme relève d’une évolution des mémoires coloniales dans la mémoire des Africains. Le rapport colonisateurs-colonisés sous-tendu par le racisme n’est plus abordé uniquement sous l’angle du rapport de domination, mais sous celui d’une histoire croisée, attentive aux influences réciproques et aux interactions. La représentation caricaturale du racisme colonial est une écriture de disqualification du pouvoir colonial orientée dans la perspective de la didactique de l’altérité et de l’éthique sociale.

Conclusion

Au terme de notre analyse, il faut admettre que négation, néantisation et chosification du Noir sont au cœur du roman Les Dents du destin de J-P Makouta-Mboukou. Les actes discriminatoires des Van Wolgen à l’encontre de la famille de Paul Kadinga relèvent d’un ethnocentrisme avéré. Nous avons montré que le l’antiracisme pris comme programme scriptural dans ce roman est la résultante d’une rencontre à polémique entre les Blancs et les Noirs, deux peuples, deux races, deux cultures et deux destins. Il en ressort que l’auto-affirmation et la dévalorisation de l’altérité sont les deux pendants de ce conflit racial dans lequel se dessine avec force détails un positionnement idéologique aux moyens de discours et contre-discours de (dé)construction identitaire. C’est ainsi qu’en en tournant en dérision le racisme colonial, J-P. Makouta-Mboukou fait de son roman le lieu d’expression de la liberté face aux oppressions racistes. À l’instar de bien d’autres écrivains, il met son personnage principal en mission de révolte pour marquer la prise de conscience qu’il est nécessaire de reconnaître à chaque peuple son humanité.

Références bibliographiques

FANON Frantz (1952). Peau noire, masques blancs. Seuil : Paris
FANON Frantz (1961).
Les damnés de la terre. François Maspero : Paris.

GALLISSOT René (1985). « Le racisme n’est pas chez l’autre : La synthèse nécessaire : continuité historique et continuum social », In L’Homme et la société, N. 77-78.

JOBERT Timothée (2009). « “Corps noir” : l’avènement historique d’une figure du racisme quotidien », in Centre d’Information et d’Etudes sur les Migrations Internationales | « Migrations Société »N° 126, 57-70.

KUZNIAK Alain (2005). « La théorie des situations didactiques de Brousseau », REPERES – IREM. N° 61, 19-35.

MBAKOP Hilaire (2011). Les Etrangers noirs africains. Edilivres : Paris.

MAINGUENEAU Dominique (2002). Analyser les textes de communication. Nathan : Paris.

MAKOUTA-MBOUKOU Jean-Pierre (1984). Les Dents du destin. Nouvelles éditions africaines : Abidjan.

MEMMI Albert (1968). L’homme dominé. Le Noir, le colonisé, le Juif, le prolétaire, la femme, le domestique. Gallimard : Paris.

TAGUIEFF Pierre-André (1987). La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles. La découverte : Paris.

TAGUIEFF Pierre-André (1998). « Le racisme », in Cahier du CEVIPOF n° 20. 4-104.

TANDIA Jean-Jacques Rousseau (2003). «Les mêmes face aux autres : l’altérité déniée », in La Croix du Sud de Joseph Ngoué», Sudlangues. 53-69.

1 En sciences sociales, sociologues (Émile Durkheim, Pierre-André Taguieff, et ethnologues anthropologues (Catherine BAIX, Sylvie FAINZANG et Jacques GUTWIRTH, en font leur objet d’étude. En effet, pour ces ethnologues, « le champ d’exploration (…) ne se limite pas aux sociétés lointaines et aux cultures « traditionnelles », mais comprend aussi, et de plus en plus, les sociétés occidentales et leurs transformations sociales et culturelles » (C. BAIX et alii, 1990, p. 128).

2 Nous pensons, ici, aux plans social, économique et culturel.

3 Cette appellation « des Van Wolgen » désignera toute la famille des enfants Judas et de Salomé.

4 J.J. R. Tandia fait allusion à la théorie des faces qui suggère que chaque individu possède deux faces : une face négative (l’ensemble des territoires du moi) et une face positive (ensemble d’images valorisantes que les sujets construisent et se font d’eux-mêmes).

5 Si ce racisme anti-Noir partage certains ressorts et effets avec d’autres racismes, il importe d’indiquer que ce type de racisme a ses temporalités historiques et caractéristiques propres.

6 L’allusion est faite, ici, aux origines territoriales.

Mots-clés