Infundibulum Scientific

L’ÉTHIQUE ET L’ONTOLOGIE DANS LA PENSÉE LEVINASSIENNE

Ethics and ontology in mind of Levinas

La ética y la ontología según Levinas

COULIBALY Adama
Enseignant-Chercheur
Université Jean Lorougnon Guédé de Daloa (Côte d’Ivoire)

Mots-clés, Keywords, Palabras clave

Bien, Éthique, Philosophie première, Ontologie, Savoir, Visage, Good, Ethics, First Philosophy, Ontology, Knowledge, Face, Bien, Etica, filosfia primera, Ontologia, Saber, Rostro,

TEXTE INTÉGRAL

Introduction

La question centrale posée dans cet article est celle du rapport de l’éthique à l’ontologie. Cette dernière, en tant que modalité de la connaissance, domine la philosophie occidentale. En effet, au dire du philosophe Emmanuel Levinas :

 La philosophie comme la science, comme la perception, prétend à un savoir. Elle dit ‶ce qui en estʺ  son essence théorétique serait indéniable. (…) La signification de ce qui est dit en philosophie est un savoir ‒ vrai ou erroné ‒  et se réfère à l’être corrélatif de ce savoir, est ontologie Levinas (1982, p. 266).

 Ce primat de l’ontologie au sein de l’entreprise philosophique lui a valu, sans doute, le nom de philosophie première. À ce titre, l’éthique, considérée comme l’une des branches de la philosophie, devient, dès lors, une tâche secondaire, subordonnée à l’ontologie donc à la connaissance.

Cette subordination  de l’éthique à l’ontologie, à la connaissance est ce que la philosophie levinassienne tente de mettre en question. Ainsi, si Levinas a pu reconnaître dans l’éthique « la philosophie première » Levinas (1982, p. 11), c’est qu’à l’opposé de Heidegger, celui qui a réaffirmé le primat de l’ontologie dans le sillage d’une longue tradition philosophique, l’être n’est pas, pour lui, l’horizon dernier de la philosophie. Par ailleurs, dans cette posture, Levinas pose avec une grande clarté l’exigence d’une sortie de l’être au profit de l’étant humain, un autrement qu’être dont la thématisation représente l’achèvement de sa philosophie autant qu’elle signifie le dépassement d’une tradition que domine le discours ontologique. Dès lors, comment, avec Emmanuel Levinas, est-il possible de concevoir l’éthique sans l’ontologie ? Autrement dit, comment  attend-il rendre compte de la préséance de l’éthique sur l’être ? La pensée levinassienne ne possibilise-t-elle pas la sortie d’une posture ontologique pour une posture ontique ? N’opère-t-elle pas une innovation fondamentale en métaphysique à travers l’éthique? Enfin, en quoi l’éthique levinassienne introduit-elle en philosophie une nouvelle manière de philosopher ?

L’originalité de l’œuvre de Levinas est d’avoir découvert une éthique dite fondamentale qui n’est plus abordée dans le cadre de la conceptualité philosophique du savoir. La force de rupture de l’éthique se présente comme une mise en question même du philosopher. Désormais avec Levinas s’opère un renversement métaphysique où la question fondamentale n’est plus celle portant sur l’être, mais sur l’autre, l’humain. Ainsi, en mettant au centre du discours philosophique la question de l’altérité que la tradition occidentale a eu tendance à évacuer, Levinas instaure une nouvelle transcendance, l’éthique qui se pose comme philosophie première.

Afin de mettre en lumière la conception levinassienne du rapport de l’éthique à l’ontologie et ses implications sur le plan philosophique, notre réflexion portera sur trois différents axes. Dans le premier axe, il s’agira de mettre en évidence que l’éthique, telle que perçue par Levinas, s’opère sous le mode de l’évasion. Le deuxième verra l’exposition d’un renversement métaphysique que sous-tende cette éthique. Le dernier axe consistera à mettre en lumière la thèse levinassienne de l’éthique comme philosophie première.

  1. L’Éthique comme une évasion de l’ontologie

Dans l’Antiquité grecque, la réflexion sur l’éthique prenait sens avec la connaissance de l’être. L’éthique résultait de la connaissance de l’être en tant qu’être : l’ontologie. Cette dimension pratique de la métaphysique  se définit comme la réflexion sur l’action et ses fins. L’éthique est précisément, comme le conçoivent Platon et Aristote et même  Spinoza penseur moderne, une réflexion sur la meilleure façon de conduire sa vie ou moyen ultime à poursuivre par l’homme à travers son existence. Ce moyen ultime poursuivi est considéré comme condition de la réalisation du bonheur humain. Cette visée éthique élève la connaissance en but suprême de l’existence humaine, conséquence la plus traditionnelle de l’application de la métaphysique à l’éthique.

C’est avec  la philosophie contemporaine, précisément avec l’ambition de l’œuvre de Levinas, que l’éthique prend un sens radicalement renouvelé. Levinas est incontestablement reconnu comme une figure particulière dans la pensée contemporaine. Dans une époque dominée par le rejet de la métaphysique, il est fort possible de vouloir négliger son œuvre qui affiche sans complexe son ambition de réhabiliter la métaphysique. Il convient, cependant, de comprendre que la métaphysique dont se réclame la pensée de ce philosophe, n’est plus celle qui est hantée par « la question du sens de l’être ». Levinas s’oppose radicalement à la métaphysique entendue comme ontologie ; et sa critique de Heidegger apparaît comme l’une des plus pertinentes qui puisse se formuler contre cet auteur ainsi que le relève Mahamadé Savadogo (2007, pp. 1-18).

Cette critique vise essentiellement à opposer la métaphysique comme éthique à la fondation sur l’être. Avec Levinas, la métaphysique se joue plutôt du côté de l’étant humain, dans une posture ontique, où il entend accorder la priorité à l’autre dans les rapports intersubjectifs. Son rapport propre consiste en une analyse approfondie de la signification du rapport à l’autre, qui apparaît comme absolument primordial. Ainsi, la pensée de Levinas porte directement sur  une catégorie fondamentale : l’anthropologie. Il s’agit bien sûr du visage. Sa spécificité réside en ce qu’il n’est rien d’anonyme, d’impersonnel, de formel, mais se rapporte toujours à un étant concret qu’est autrui. Il convient de relever que la métaphysique, telle que pensée en dehors du champ ontologique, du rapport de subordination de l’étant à l’être, se trouve radicalement modifiée.

Dans cette logique, Levinas identifie le rapport au visage, à la métaphysique, à l’éthique,  et juge que « la relation avec autrui n’est donc pas ontologique » Levinas (1991, p. 18). Il admet, par cette conception, que l’intersubjectivité issue de la métaphysique, entendue comme ontologie, se révèle indiscutablement neutre. On voit qu’avec Emmanuel Levinas, l’ultime dimension de la métaphysique est éthique.  C’est ce qu’il reconnait quand il affirme que « la métaphysique se joue dans les rapports éthiques » Levinas (1965, p. 51). Ces rapports sont dits éthiques, parce qu’ils ne se situent pas du tout dans le savoir. Il affirme la préséance de l’éthique sur l’être. Il s’agit, en d’autres termes, de montrer qu’il est possible de parler d’éthique sans le présupposé de l’être. Cette nouvelle dimension du penser philosophique enseigne véritablement qu’elle n’est pas de l’ordre du dit, mais du dire, c’est-à-dire non thématisable, non conceptualisable, non rationalisable. L’éthique, dans l’œuvre de Levinas, est un événement : celui de la rencontre de l’autre homme. (…). Levinas lui-même a dit une fois pour résumer sa pensée : «  avant le cogito, il y a bonjour » ; c’est un « Après vous, monsieur ! » originel que j’ai essayé de décrire (à travers le visage) » Finkielkraut (2003, p. 20). Le visage apparaît donc comme le lieu originel de la transcendance. L’effort du philosophe réside dans le fait qu’il ait saisi l’étant humain, voire autrui comme une réalité insaisissable, la merveille des merveilles, l’infini. La posture ontique à laquelle s’inscrit la philosophie levinassienne rompt avec la posture ontologique, car prise dans une intrigue énigmatique qui se soustrait radicalement à toute curiosité de savoir.

Dans la perspective levinassienne, l’éthique c’est quand  je ne thématise pas autrui,  quand autrui m’obsède ou me met en question, c’est-à-dire quand je me laisse habiter par le souci de l’autre. Il s’agit de souligner l’irréductibilité de la sensibilité à l’œuvre de la connaissance. C’est dire que le sensible n’est pas une modalité de la gnose, il n’est pas non plus une source de la connaissance, comme chez Kant, mais le lieu d’un rapport  à l’autre qui échappe à l’ordre de la représentation et de  l’intentionnalité. Comme on peut le constater  aussi chez Husserl, « le sensible s’avère toujours déjà un sensible qui se fait connaissance ou savoir » Forthomme (1979, p. 134). Or, selon Levinas, la gnose même du sensible doit s’entendre comme jouissance attendue comme concentration sur soi, expression de la solitude ontologique. Cette structure reste encore présente chez Heidegger à travers son idée de l’affectivité. Pour lui, « l’affectif s’avère compréhension de la dis-position de l’homme dans l’essence anonyme de l’être ou déjà onto-logie » Forthomme (1979, pp. 134-135).

Par ailleurs, l’éthique levinassienne n’est  pas une somme de recommandations de bonne conduite. Elle est, de ce fait, aux antipodes de l’idée grecque d’éthique comme recherche d’un séjour commun ou comme formulation de règles pour bien vivre. Notons qu’avec Levinas « le fait éthique ne doit rien aux valeurs, ce sont les valeurs qui lui doivent tout » Levinas (1982, p. 225). En le disant, Levinas n’est pas le dupe de la morale ou naïvement soumis aux idées et aux valeurs d’un milieu. C’est dans le dialogue, la non-indifférence du tu au je, de la transcendance que l’idée du Bien se lève seulement par le fait même que dans la rencontre l’autre compte par-dessus tout. Le concret du Bien est le valoir de l’autre homme.

Cette mise en question du savoir ou de la connaissance de l’être est ce qui apparaît dans ces propos : « Nous voulons dans cet exposé nous demander si la pensée entendue comme savoir, depuis l’ontologie de la philosophie première, épuise les possibles de la  signifiance de la pensée et si, derrière le savoir et son emprise sur l’être, ne surgit pas une   sagesse   plus urgente » Levinas (1998, p. 107).  Dès lors, il va sans dire que chez Levinas, ce qui importe, ce n’est plus le savoir ni l’être, mais  l’au-delà de l’être, c’est-à-dire  le Bien qui ne prend sens que par cet au-delà. Cette pensée levinassienne rentre en conflit contre toute pensée prônant l’idée de l’enracinement de la morale dans l’être. S’il faut s’évader de l’ontologie, qui, comme le signifie Emmanuel Levinas, est une propension à la connaissance, au savoir, pour aller vers l’éthique, alors comment le Bien, qui est l’horizon de l’éthique, peut-il être appréhendé comme Bien s’il n’est pas connu comme tel ? La posture levinassienne de l’éthique constitue une véritable barrière contre les risques d’une éthique pensée à partir de soi, qui ferait de l’égoïsme la mesure de toute action. 

Pour Emmanuel Levinas,  éthique et connaissance sont deux champs opposés, ils s’excluent essentiellement. Cette césure est essentielle en ce que la connaissance ontologique est  incapable de saisir l’étant particulier en tant qu’il est cet étant-ci, obligée de le réduire à son concept à partir de l’horizon où il se perd et donne prise Ciaramelli (1989, p. 52). C’est ce qui explique la distance philosophique prise par Levinas à l’égard de Heidegger dont témoignerait le titre Humanisme de l’autre homme comme réponse à la Lettre sur l’humanisme, ou encore Autrement qu’être ou au-delà de l’essence qui montre l’alternative à l’ontologie primordiale de  Être et Temps. Une telle distance, malgré l’admiration réitérée, s’exprime comme « besoin profond de sortir de l’être » Levinas (1982, p. 97). De cette rupture, Levinas il y voit dans la subordination de l’humain à l’être, un enchaînement ou un enfermement de l’homme dans l’ordre de l’être, de l’anonymat, de l’impersonnel.

Le privilège de la pensée philosophique levinassienne consiste à nier la subordination de l’éthique à l’être de l’ontologie. L’éthique serait “plus vieille’’ que l’ontologie, c’est-à-dire pré-ontologie. Elle préside, en effet, à l’œuvre de la vérité, la vérité comme résidant exclusivement dans le connaître. La vérité du connaître est  essence, alors que la vérité dont se réclame Levinas est humilité : le secret de toute ouverture. Ainsi, il se démarque du terme très global d’ontologie qui définit, selon lui, la philosophie occidentale de Platon à Heidegger Petitdemange (1988, pp. 334-335). On le voit avec Levinas que quelles que soient les différences entre les philosophies, il s’agit toujours de parvenir à l’extrême conscience, à la pleine intelligibilité, au discours clos, exaltant le savoir et le pouvoir.

Dans cette logique, le philosophe Emmanuel Levinas oppose l’éthique à l’ontologie, surtout  parce qu’elle désigne toutes les tentatives spéculatives par lesquelles l’Autre devient le Même. L’ontologie pensée comme philosophie première, philosophie du Même, s’avère violente. Elle méconnaît la volonté et la dignité d’un autre et pose que tous les autres sont Même, décidant en dernier ressort de l’Autre, à la place de l’autre. Aussi, l’ontologie appréhende l’autre comme identique à elle-même, elle est assimilation et éclate les deux genres philosophiques  défendues par Platon, en plaçant l’Autre dans une posture de subordination vis-à-vis du Même Ella (2009, p. 79). Partant de ce fait, Levinas entend, à travers son éthique, donner une  compréhension nouvelle de l’humanité de l’homme. Pourtant, même si Levinas affirme la primauté philosophique de l’éthique et plaide pour un retour de celle-ci, il n’entend pas construire une éthique ou ne cherche pas à établir un système de règles universelles, qui devrait servir de guide pour la conduite.

On le voit,  la pensée éthique levinassienne ne se constitue, en réalité, qu’en rupture avec l’ontologie, c’est dire qu’elle ne se donne pas comme une couche superposée de l’être.  Elle n’est pas non plus l’œuvre d’une connaissance ou de la raison comme faculté de l’universelle.  Cette pensée éthique qui se veut sans doute révolutionnaire  instaure en philosophie l’idée d’un renversement métaphysique.

  1. L’éthique levinassienne : un renversement métaphysique

Le terme renversement est à interpréter ici comme une rupture impliquant l’idée de changement. C’est en tant que tel qu’il est synonyme de révolution. Avant l’abord de cette idée chez Levinas, il est à comprendre qu’Emmanuel Kant en avait déjà fait mention dans sa théorie de la connaissance. En effet, avant lui, les préoccupations des philosophes portaient uniquement sur l’Objet à connaître, mais avec Kant, c’est le sujet connaissant lui-même qui captive l’attention. Dans la mesure où aucun objet n’est capable de s’interroger sur ce qu’il est, sur ce qui le constitue, si ce n’est le sujet ; il est préférable de mettre non l’objet, mais le sujet au « centre »  de la connaissance. De même que Copernic a supposé que la terre tournait autour du soleil, et non l’inverse, de même Kant admet que c’est notre faculté de connaître qui organise la connaissance et non point l’objet qui la détermine Russ (2003, p. 103). Cette méthode copernicienne est la solution proposée par Kant à la métaphysique afin d’assurer son progrès, son succès.

Si le projet de réforme de la métaphysique a consisté, avec Kant, à mettre le sujet connaissant au « centre » de la connaissance, un peu comme chez Socrate, il n’en sera pas du tout de même avec Levinas. L’idée d’un changement métaphysique ne s’institue pas dans le champ d’une théorie de la connaissance où la question du sujet serait primordiale. Aussi, ne s’agit-il pas non plus d’une question de l’être comme métaphysique. C’est d’ailleurs cette perspective philosophique que la pensée métaphysique levinassienne ébranle.

L’appellation de métaphysique renvoie, depuis la Grèce Antique, à une science, celle qui étudie l’être en tant qu’être. Elle est réflexion sur l’être, ou encore celle qui porte sur les principes premiers et fondateurs. C’est là qu’elle culmine avec l’ontologie. L’être, pensé comme le premier principe de la connaissance, devient l’objet de la métaphysique. C’est pourquoi, comme on peut le remarquer, « des présocratiques à Heidegger, la philosophie fut méditation de l’Être, par définition et décision originaire sourde à toute injonction de l’au-delà de l’être, à tout événement interrompant le règne de l’être. L’être : le premier et le dernier mot de la philosophie – jusqu’à Levinas » Sebbah (2000, p. 11). C’est dans cette posture que la question directrice de la métaphysique prend tout son sens dans une formulation explicite avec Leibniz : « pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? »  Il s’agit donc de la question du sens de l’être et non de l’étant.

De ce fait, on voit que dans la métaphysique, ce qui importe essentiellement c’est l’affirmation de la primauté de l’être sur l’étant. Et c’est d’ailleurs ce que  la philosophie contemporaine avec Heidegger donnait d’entendre à travers l’idée de la différence ontologique, celle qui rime avec la subordination de l’étant à l’être. Cette subordination se justifie en ce que, comme le pense Heidegger, « notre existence concrète s’interprète en fonction de son entrée dans l’« ouvert » de l’être en général. Nous existons dans un circuit d’intelligence avec le réel ‒ l’intelligence est l’événement même que l’existence articule » Levinas (1991, p. 15). Cette pensée est d’inspiration platonicienne qui, par besoin de connaissance, assujettit la sensation du particulier à la connaissance de l’universel, à assujettir les rapports entre étants aux structures de l’être Levinas (1991, p. 16). Dans cette perspective, la métaphysique apparaît comme s’accomplissant dans l’essence de toute relation à l’être.

C’est à ce niveau précis que surgit la question critique chez Levinas, celle à partir de laquelle Levinas propose une nouvelle manière de penser la métaphysique. Toutefois, un tel projet ne serait réellement saisissable que dans un contexte purement éthique. Il n’est plus question, dans la métaphysique, de l’affirmation de la subordination de l’autre (étant) à l’être, mais inversement. On peut donc relever ici ce qu’il convient d’appeler un « renversement levinassien » du penser heideggérien.

La pensée métaphysique levinassienne porte donc directement sur la question anthropologique, même si celle-ci ne peut être abordée qu’à travers  l’éthique.  Il s’agit de ne plus chercher des définitions, d’indiquer des catégories ou des concepts, l’étant humain, en tant que visage, ne se laisse pas dé-finir, ni com-prendre Caterina (2002, pp. 80-107), surtout parce qu’il échappe à toute thématisation, à la totalité, à la conceptualisation. Levinas tente d’infléchir le cours de la philosophie sourde à l’altérité, en dénonçant l’excès d’être pour soi comme la source du mal ou de l’irresponsabilité : « L’itinéraire de la philosophie reste, dit-il, celui d’Ulysse dont l’aventure dans le monde n’a été qu’un retour à son île natale – une complaisance dans le Même, une méconnaissance de l’Autre » Levinas (1972, p. 43).

L’effort du penser levinassien consiste à penser la relation à l’étant, à l’autre en dehors des catégories ontologiques. Lequel « essaie de ne pas penser la proximité en fonction de l’être ; l’autrement qu’être qui, certes, s’entend dans l’être, diffère absolument de l’essence ; n’a pas de genre commun avec l’essence et ne se dit que dans l’essoufflement qui prononce le mot extra-ordinaire d’au-delà » Levinas (1978, p. 19). Toutefois, ce qui ne veut pas dire que Levinas ignore de tout point de vue l’importance de l’être.  Ainsi, il dit : « La façon de penser proposée ici ne consiste pas à méconnaître l’être ni à le traiter avec une prétention ridicule d’une façon dédaigneuse, comme la défaillance d’un ordre ou d’un Désordre supérieur. Mais c’est à partir de la proximité qu’il prend, au contraire, son juste sens » Levinas (1996, p. 19), c’est-à-dire de l’autre, l’autrement qu’être ou  l’autre  de l’être. Cette proposition de la pensée du philosophe s’appréhende dans une perspective de la déconstruction de la métaphysique occidentale.

     Désormais, avec Levinas, la première question de la métaphysique n’est plus la question de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose et non plutôt rien ? » mais « Pourquoi y a-t-il du mal et non plutôt du bien ? » Levinas (1982, p. 201)  Cette question indique la préoccupation levinassienne d’introduire en philosophie une expérience primordiale qui aura valeur d’une nouvelle manière de philosopher. Il s’agit d’une préoccupation éthique, d’autrui. Pour lui, désormais, le bien doit être envisagé non du côté de l’être de l’ontologie ou du savoir, mais de l’étant humain. Levinas reproche à la pensée occidentale de s’être plus souciée du Vrai que du Bien. Son principal sujet de réflexion est l’éthique et son projet est de promouvoir l’idée d’un Bien indépendant du Vrai, d’une éthique comme alternative à la métaphysique. Et ceci explique pourquoi chez Levinas, l’affirmation suivant laquelle « nul n’est bon volontairement » Levinas (1978, p. 13) renverse un courant. C’est dire que la philosophie n’a pas pour tâche essentielle l’amour de la sagesse, où la connaissance se fonde sur le Même, mais plutôt la sagesse de l’amour, une sagesse où l’autre comme infini nous commande la charité pour autrui. C’est sans doute le message le plus profond et le plus fécond de Levinas Paillé (2004, p. 200). Son philosopher se présente comme un renversement de notre conception habituelle de la nature même de la philosophie.

      Levinas opère donc une « révolution copernicienne » en philosophie, une innovation fondamentale dans le champ de la métaphysique à travers l’éthique. C’est surtout un tel bouleversement qui donne à penser désormais l’éthique comme philosophie première.

 

 

  1. L’Éthique comme philosophie première

Comme on le sait, dans la philosophie occidentale, la philosophie première est celle qui est pensée comme recherche et connaissance des premiers principes. À ce titre, elle est métaphysique en tant qu’elle est la première partie et le fondement de la philosophie. C’est en ce sens que les propos cartésiens se donnent de se justifier : « Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale» Descartes ( 1989, p. 42).  Comme on peut l’apercevoir, l’éthique, voire la morale apparaît  comme une des branches de la métaphysique. Penser comme telle, elle devient une tâche secondaire. Une telle place conférée à la morale au sein de l’entreprise philosophique est ce que Levinas conteste vivement. Il écrira, dans Totalité et Infini, « La morale n’est pas une branche de la philosophie, mais une philosophie première » Levinas (1965, p. 281). C’est dire que chez Levinas rien ne précède l’éthique, elle est à l’origine même de la philosophie, de l’étonnement philosophique.

Réalisé dans le même monde, le choix d’Emmanuel Levinas est tout à fait inédit. Il part d’une situation pour lui première, le rapport de l’homme avec autrui. Tout au long de son entreprise philosophique, Levinas essaie de faire ressortir toujours mieux l’originalité de cette situation. L’éthique qu’il conçoit comme respect de l’autre devient philosophie première. Ce bouleversement de l’ordre des raisons habituelles de la philosophie détrône le discours clos comme forme ultime de la présence à la vérité Petitdemange (1988, p. 323), la présence à soi comme une présence vivante à soi. Son œuvre est traversée par une préoccupation unique : la question d’autrui.

Parlant de Levinas, il n’a jamais manqué d’évoquer le fait que « l’autre faisait violence à la métaphysique, mais aussi, qu’en retour, de Platon à Descartes, à Kant, à Kierkegaard et d’autres, l’obsession de cet Autre ou de la Transcendance, du Bien au-delà de l’Être, ne cesse de hanter (…) le discours philosophique » Petitdemange (1988, p. 320). Cette question ne fut pas du tout étrangère à la réflexion philosophique, cependant celle-ci n’a pas été sérieusement abordée. L’erreur de plusieurs d’entre eux, c’est d’avoir obstinément cherché à aborder l’autre dans un champ strictement cognitif, voire gnoséologique. Pourtant, comme nous l’avons vu précédemment, la connaissance qu’elle soit de l’être ou de la raison procède toujours par réduction de la différence. Cet acte est ce que Levinas appelle la réduction de l’Autre au Même : une négation de l’altérité, le mal même. Levinas retrouve ici les analyses de Nietzsche et de Bergson : l’instinct de connaissance procède de l’instinct d’appropriation et de conquête.

Voilà pourquoi, pour Levinas, la philosophie première ne désigne pas une région du savoir philosophique, celle qui en  corrélation avec la philosophie de l’être s’entrevoit de Parménide, Platon et Aristote à Descartes, Hegel et Heidegger. L’être est en philosophie la catégorie la plus générale et, par conséquent, la plus englobante. Il est aussi le concept suprême englobant le tout de la réalité.  Le discours de l’être se veut totalisant, n’accordant pas de place à l’autre. « Au dévoilement de l’être  en général, comme le dit le philosophe de l’autre, comme base de la connaissance et comme sens de l’être, préexiste la relation avec l’étant qui s’exprime ; au plan de l’ontologie, le plan de l’éthique » Levinas (1998, p. 220). Sous cet angle, il écrit à l’égard de l’ontologie, surtout de son maître Heidegger ces mots: 

 À l’ontologie ― à la compréhension heideggérienne de l’être de l’étant ― se substitue, comme primordiale, la relation d’étant à étant qui ne revient pas cependant à un rapport entre sujet et objet, mais à une proximité, à la relation avec Autrui » Levinas (1976, p. 376).

 

Dès lors, la tradition philosophique occidentale n’est donc pas marquée, comme le pensait Heidegger, par l’oubli de l’être, ni par sa réduction à la forme de l’étant, mais par l’oubli de l’autre. Pour lui, ce qui est premier ce n’est pas l’être, ni le discours sur l’être, mais le rapport à l’autre. Admise par tous les philosophes comme l’enjeu principal de l’éthique, la relation d’homme à  homme est instituée par Levinas  en source ultime de toute expérience humaine donc du monde. Le philosophe nous propose un autre type de rapport au monde à partir d’autrui qui, selon lui, est l’intelligible premier.

Levinas renverse le primat accordé à la question de l’être, à l’ontologie pour mettre en avant celle de l’étant (par excellence), l’autre en tant que lieu de la vérité métaphysique. De ce point de vue, l’éthique devient la partie la plus fondamentale de la philosophie, la philosophie première. Par voie de conséquence, l’éthique, en tant qu’elle a une portée indépendante et préliminaire, ne saurait être subordonnée à aucun autre domaine de la philosophie que ce soit la politique, l’esthétique, ou, bien sûr, l’ontologie. Au contraire, ces différents champs reçoivent leur justification de l’éthique. Le concept fondateur de cette éthique est le visage.

     Cependant, il y a lieu de dire déjà que la logique du visage diffère à la fois de la logique de la conscience de Husserl  et de l’être heideggérien. Ce point de démarcation ne doit en aucun cas faire perdre de vue l’influence indéniable de ses maîtres dans le philosopher levinassien. Disons que la signification philosophique de son discours éthique se garantit et se légitime depuis les critères et les exigences de la philosophie en son style phénoménologique Calin et Sebbah (2002, p. 3). On comprend que la philosophie de Levinas aurait pu dès lors se produire et fonctionner d’entrée de jeu à l’intérieur d’un espace conceptuel qui se définit sous le nom d’éthique fondamentale. À l’encontre d’une philosophie fondée  sur le primat du Même sur l’Autre, la philosophie première trouve sa fondation de l’Autre dans le Même, une obsession de l’autre. Cette fondation s’avère particulière, en ce qu’elle ne tient pas à une vision du principe, mais appelle à répondre de tous Petitdemange et Rolland (1988, pp. 21-22). Contrairement à l’ontologie fondamentale de Heidegger où l’homme a la responsabilité du sens de l’être qui est neutre et impersonnel, il s’agit plutôt chez Levinas, de répondre à un appel qui vient de l’autre. L’éthique apparaît comme un ordre, capable de répondre essentiellement aux fins humaines.

     L’éthique première s’avère, avec Levinas, une éthique de l’autre, de la différence. C’est d’ailleurs ce que soulignent Guy Petitdemange et Jacques Roland : 

À la fine pointe de sa singularité, la pensée de Levinas se ferait donc événement de pensée en inventant la grammaire ou la logique permettant à la différence ― comme différence de l’autre ― de faire événement dans et pour la pensée  Petitdemange et Rolland (1988, p. 38).

 

     Une telle éthique a pour essence le respect absolu de l’humanité de l’autre, car sans autrui, il ne saurait y avoir d’éthique et donc de philosophie. Avec Emmanuel Levinas, l’éthique n’est plus une nécessité ontologique parce que le souci de l’autre est primordial, elle implique un changement de perspective, de vision. L’autre qui se substitue à l’être devient ainsi le premier mot de la philosophie. C’est ce qu’admet Levinas en ces termes : «  Autrui instaure toujours déjà l’éthique comme ce qui importe plus que tous » Sebbah (2000, p. 10). En ce sens, on comprend qu’Emmanuel Levinas ait apporté à la philosophie un souffle nouveau à travers l’éthique : celle qui est pensée désormais comme philosophie première. Une telle œuvre s’employant dans un long et patient effort de déconstruction, lui a valu le nom du « philosophe de l’éthique, sans doute le seul moraliste de la pensée contemporaine » Levinas (1982, p. 7). Il est le philosophe dont le philosopher se distingue par une volonté révolutionnaire de modifier ce qui définit, selon lui, l’histoire de la philosophie occidentale, à savoir la volonté de « totaliser ».

     Ainsi, la posture critique du philosophe Emmanuel Levinas à l’égard de la métaphysique occidentale partant de l’ontologie heideggérienne s’avère pertinente. Désormais, avec lui, l’horizon de l’étant humain s’impose comme lieu de la manifestation d’une éthique substantielle donc fondamentale. Ce privilège accordé à l’altérité constitue une rupture dans l’histoire de la philosophie, parce qu’il manifeste un renversement plaçant l’éthique en position de philosophie première.

 

Conclusion

     La philosophie levinassienne aborde le rapport entre l’éthique et l’ontologie. Son approche s’inscrit dans une vision critique de la philosophie occidentale qui subordonne l’éthique à l’ordre ontologique de la connaissance. Au fond, la pensée levinassienne se démarque de la métaphysique, entendue comme ontologie, de Platon à Heidegger. Elle est manifestement une mise en question du sens de la vie morale à la fondation sur l’être. Dans le langage de la pensée de Levinas, l’être, en tant qu’il est une propension à la connaissance, au savoir, représente une forme d’appropriation, d’assimilation ; expression de l’assujettissement de l’altérité, donc de l’étant. Sa réflexion se veut un engagement en faveur de l’autre de l’être, le visage, la figure la plus expressive de l’autre, dans la saisie de l’autre dans sa différence. L’éthique est donc chez Levinas conçue sur le mode de l’évasion. Le privilège de la posture ontique  constitue un véritable changement de paradigme éthique qui a valeur d’une nouvelle manière de philosopher. Ce renversement inédit, qui place l’éthique hors du cadre de la conceptualité philosophique du savoir, de la philosophie de l’être, a des conséquences sur le plan philosophique. Il aboutit à l’affirmation de l’éthique comme philosophie première. Il s’ensuit que l’œuvre du philosophe Emmanuel Levinas constitue une innovation fondamentale dans le champ de la métaphysique à travers l’éthique.

 

 

Bibliographie

CATERINA Rea (2002). « De l’ontologie à l’éthique ». In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 100, n°1-2, 80-107. 

CIARAMELLI Fabio (1989). Transcendance et éthique, essai sur Levinas. OUSIA : Bruxelles.

DESCARTES René (1989). Les principes de la philosophie. Vrin : Paris.      

ELLA Steeve Elvis (2009). Emmanuel Levinas  Emanuel Levinas : Des droits de l’homme à l’homme. L’Harmattan : Paris.

FINKIELKRAUT Alain (2003). « Actualité d’un inactuel », Magazine Littéraire. Emmanuel Levinas, n° 419, 37-39.

FORTHOMME Bernard (1979). Une philosophie de la transcendance, la métaphysique de Levinas. Vrin : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1965). Totalité et infini. Martinus Nijhoff: la Haye.

LEVINAS Emmanuel (1972). Humanisme de l’Autre Homme. Fata Morgana : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1976). Difficile Liberté. Albin Michel : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1978). Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Martinus Nijhoff : La Haye.

LEVINAS Emmanuel (1982). De Dieu qui vient à l’idée. Vrin : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1982). De l’évasion. Fata Morgana : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1982). Éthique et  Infini. Fayard : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1991). Entre Nous. Grasset : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1996). Le Temps et l’Autre. « Quadrige » : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1998). Éthique comme philosophie première. Rivages poche/Petite bibliothèque : Paris.

LEVINAS Emmanuel (1998). Totalité et Infini. Livre de poche : Paris.

PAILLE Yvon (2004). Éthique et politique, Beauchemin : Québec.

PETITDEMANGE Guy (2003). Philosophes et philosophies du XXe siècle. Seuil : Paris.

PETITDEMANGE Guy et ROLLAND Jacques (1988). Autrement que savoir, Emmanuel Levinas, Emmanuel Levinas. Osiris : Paris.

Rodolphe CALIN et François- DAVID SEBBAH (2002). Le vocabulaire de Levinas. Ellipses : Paris.

RUSS Jacqueline (2003). Histoire de la philosophie de Socrate à Foucault. Bordas : Paris. 

SAVADOGO Mahamadé (2007). « Revue internationale de philosophie » in Le cahier philosophique d’Afrique. Presse Universitaire Ouagadougou, n° 5, 1-18.

SEBBAH François-David, (2000). Levinas. Ambiguïtés de l’altérité, Les belles Lettres : Paris.

Mots-clés