Infundibulum Scientific

BROUILLAGE IDENTITAIRE ET DÉCONSTRUCTION DU LANGAGE DANS AGATHA DE MARGUERITE DURAS

Identity interference and language deconstruction in Agatha of Marguerite Duras

Confusión identitaria y deconstrucción del lenguaje en Agatha de Marguerite Duras

Elie Sosthène NGANGA
Enseignant-chercheur
Université Marien Ngouabi (Congo)

Mots-clés, Keywords, Palabras clave

langage, sens, mémoire, personnage, oubli, ambiguïté, théâtre, language, meaning, memory, character, oblivion, ambiguity, theatre, lenguaje, sentido, memoria, personaje, olvido, ambigüedad, teatro,

TEXTE INTÉGRAL

Introduction

 

« Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience».

Fureur et Mystère (R. Char, 1948)

 

Le théâtre français d’après les deux guerres mondiales se présente sous le signe de la déconstruction du personnage. Le dénominateur commun qui caractérise la plupart des œuvres théâtrales est l’absence de repères et de point d’ancrage au monde qui condamne les personnages au statut d’êtres, dans l’espace textuel, sans raison d’être. Dans L’Ère du soupçon, Nathalie Sarraute constate que le personnage traditionnel, caractérisé de manière nette et circonstanciée au point de constituer un type littéraire, a en effet disparu. Il est devenu impossible de le juger en bien ou en mal, car caractérisé par « la coexistence de sentiments contradictoires ». (N. Sarraute, 1981, p. 72).

La pièce de théâtre Agatha (1981), considérée souvent comme l’une des pièces maîtresses de  la production dramatique de Marguerite Duras, présente bien de traits spécifiques d’une écriture théâtrale contemporaine qui met à plat l’orthodoxie du théâtre traditionnel. Plus énigmatique, par exemple, que Le Shaga (1968) ou Yes, peut-être (1968), elle a cette profondeur qui donne envie sans cesse de revenir au sens du langage, le réinterroger, pour en admirer son étrangéité et son ambiguïté. Au déploiement d’une fable sur la thématique du temps fuyant, s’ajoute une poétique d’intimité dont l’interprétation vise avant tout la symbolique de l’acte sexuel interdit. En effet, ce que nous souhaiterions comprendre dans cette analyse trouve toute sa place au niveau de la signification à donner à une écriture théâtrale qui se fait vacillante et qui vise la dilution des repères fixes du monde (brouillage des identités des personnages).

Et, si l’impossibilité de l’amour devient l’angle de lisibilité de la poétique théâtrale de Marguerite Duras, une question essentielle se pose : de quelle manière le langage dramatique transcrit-t-il cette forme de brouillage identitaire ? À cette interrogation essentielle qui nous offre la matière pouvant donner l’occasion d’expliciter la mise en abyme de l’acte scriptural, s’ensuivent bien d’autres, en rapport avec les souvenirs incertains des personnages : Quel est le sens du délitement mémoriel chez le personnage durasien ? En quoi l’idée d’amour familial contraste-t-elle avec le sens d’une intimité libre, et pourquoi l’inceste ?

Pour répondre à toutes ces questions, il s’agira de scruter « les différentes structures concertées du discours » (J. Courtès, 2011, p.34) pour en délimiter les différents niveaux de compréhension et d’acceptation. La théorie d’analyse du discours (J. Courtès, 2011), appuyée par la sémiologie théâtrale, nous servira d’outils d’analyse des dialogues et didascalies.  L’article se structure en deux parties étroitement liées. La première aborde la question du brouillage identitaire ; notamment la dimension régressive de la mémoire des personnages et la symbolique de l’inceste. La deuxième s’intéresse à la déconstruction du langage ; avec des noms en miettes et la mise en relief des procédés discursifs comme l’anamnèse, la contradiction sémantique et la fragmentation discursive.

 

  1. Le brouillage identitaire 

1.1. La mémoire digressive

Le souvenir dans Agatha inspire le lecteur et demeure le terreau fertile d’une écriture qui entend réconcilier douloureusement le corps du personnage avec un passé fuyant. Ainsi, à travers le jeu de rappels, les personnages parviennent tant bien que mal à retrouver quelques pans de leur passé.

Lui- vous disiez : « un jour ou l’autre il le faudra. » Rappelez-vous.

Elle –Nous avons toujours parlé de partir, toujours il me semble, quand nous étions des enfants déjà. Il se trouve que je suis celle qui le fera.

Lui-oui (un temps) Vous en parliez comme d’une obligation qui aurait dépendu de notre seule volonté. (Temps)

Elle – je ne sais plus. Je ne me souviens plus

Lui – oui (M. Duras, 1981, p.34).

 

Si le souvenir est synonyme de rappel, il serait par principe antinomique à une mémoire stable et fidèle.  Ainsi « Elle » n’est pas tenue de se rappeler : « je ne sais plus. Je ne me souviens plus. » Les répliques dubitatives qu’elle fait transcrivent foncièrement l’état d’un corps démembré, vivant sous le coup de quelques collisions violentes (l’amnésie complète). La perte de la mémoire, marqueur identitaire de la personnalité réelle, chez Marguerite Duras s’inscrit dans une dynamique de déchirure complète et de délitement du langage ; jusqu’à faire du personnage une simple marionnette. Ainsi pense Lui : « oui (un temps) Vous en parliez comme d’une obligation qui aurait dépendu de notre seule volonté. (Temps)». (M. Duras, 1981, p.56)

Le texte illustre dans une certaine mesure la dimension symbolique d’un souvenir raté (l’amour interdit), mais que l’on veut assouvir pleinement au présent, car ce qui échappe pour Lui ou pour Elle mérite d’être reconquis. Ainsi, annihilant toute volonté, le corps de l’amnésique, exposé à l’effort de se souvenir, se doit de souffrir atrocement pour garantir sa place dans un présent vindicatif. C’est le sens de l’injonction faite par Elle, à son frère, Lui : « rappelez-vous ! » (M. Duras, 1981, p.45).  On penserait d’emblée que Marguerite Duras soit en train d’imposer au lecteur un fait ineffable qu’elle ne souhaiterait pas oublier ; et que tout le monde devrait connaître : la promesse de partir.

Elle – tout est obscur, oui, je crois que je pars en raison de la force si terrible de cet amour que nous avons l’un de l’autre.

 Lui-oui. Il est d’accord avec elle sur son incertitude, son désarroi. (M. Duras, 1981, p.56).

La fonction de récitant qu’adopte la dramaturge, au-delà du simple rappel de leur promesse de partir, permet surtout de relier un frère amoureux et une sœur, timorée au sens même d’aimer son propre frère. La vocation polyphonique de l’énonciation narrative est celle d’exposer les désirs inextinguibles des deux personnages qui essaient de contrer « la force si terrible de cet amour » qu’ils ont « l’un de l’autre. » (M. Duras, 1981, p.56).  Ce rappel a un effet cathartique, puisqu’il éveille le désarroi et met en branle tous les sentiments éprouvés ; ce qu’ils ont de plus enrichissant (l’amour) dans leur for intérieur. C’est la confirmation de la glose didascalique : « Il est d’accord avec elle sur son incertitude, son désarroi ». Comme un personnage dépourvu de toute raison de vivre, le personnage de Lui fait semblant d’aimer. La réponse qu’il donne à Elle est surprenante à ce stade, car elle permet de comprendre le profond malaise psychologique qu’il doit gérer. « Lui-   Je crois. Je ne sais plus. C’était avant toi, je ne sais plus.  Silence long. Ils se regardent encore ». (M. Duras, 1981, p.56).

Le texte fourmille autant de traces qui rappellent le sens de l’oubli et la volonté d’éveiller ce que l’on a perdu de si important. Ce passé à excaver dans les fouilles de l’ombre constitue pour les actants la principale motivation de leur rencontre. L’écriture théâtrale de Marguerite Duras pose un vrai problème de reconnaissance humaine et de fixation des valeurs spatio-temporelles dans un univers en perpétuelle mutation. L’amnésie, comme modalité d’un amour perdu ; mais que l’on souhaite nécessairement retrouver, devient en termes dramaturgiques la transcription métaphorique de perte d’identité du sujet. La question de perte d’identité est aussi équipotente à celle de la création, de l’art théâtral contemporain. Le phénomène des avant-gardes au vingtième siècle a pris en charge le dilemme de la création qui, niant toutes formes traditionnelles, a redéfini l’art et la littérature dans un rapport de destruction et de dissolution des formes et des pensées.  Comme le souligne Emmanuel Ravel :

 La Modernité, de façon plus générale et tout au long de ce siècle, pose ses assises sur la force de radicalisation du langage qu’elle met en question jusqu’à l’extrême. La littérature devient « expérience des limites », et elle s’avère indissociable du mouvement même de l’œuvre : une maille à l’endroit, une maille à l’envers » (2007, p.26).

 

 L’ambigüité du langage dans le contexte d’Agatha se doit donc de tenir compte de la situation précaire et de la présence du personnage larvaire qui ignore totalement si l’autre est un parent ou un être à aimer, d’où son psychisme traumatisant. Le personnage traditionnel perd ainsi le statut d’être valable, doué de raison et de souvenirs fiables, capable d’assumer ses responsabilités. À l’image des figurants du théâtre de l’absurde, nous pensons ici à La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco ou Fin de partie de Samuel Beckett, le personnage de Marguerite Duras subit l’usure du temps et ignore irréversiblement ses conséquences. Abordant la question mémorielle ; en lien avec la thématique de l’inceste, dans le théâtre de Marguerite Duras, (N. Piagay, 2019, p.17) s’interroge : « comment exercer une maîtrise de ce souvenir ? Comment évoquer ce qui a laissé une empreinte décisive sur la mémoire ? » Par l’effort de la vérité, pouvons-nous ainsi répondre. Un des charmes de la pièce théâtrale est que tout lecteur y retrouve étroitement mêlées les joies de la famille et les joies de l’amour privées. Si le souvenir, c’est aussi retrouver l’enfance, Agatha est le lieu des rencontres entre parents : frère, sœur, mère et père. Les différentes scènes de lecture (I, III et IV) montrent comment le personnage amnésique essaie de redécouvrir son passé romantique dans son cocon familial ; et ce parfois, avec beaucoup d’efforts et de crainte. Les personnages tentent de réaliser ce voyage intérieur dans le but d’être en harmonie avec eux-mêmes ; comme si une béance large caractérisait leurs tristes vies. Autrement, les vraies émotions sont celles issues d’un vécu réel dans le cocon familial. D’un fait anodin à l’anecdote, les personnages d’Agatha trouvent toutes les occasions pour rappeler ce qui s’est passé dans la famille.

Elle –une femme vous y avait emmené une fois, vous étiez très jeune, c’était au printemps (temps) une amie de notre mère.

Lui-je crois. Je ne sais plus. C’était avant toi, je ne sais plus.

Silence long. Ils se regardent encore (M. Duras, 1981, p. 32).

 

L’identité familiale de frère et sœur est révélée par l’indice sémiologique « notre mère » qui permet à la fois de comprendre que « Elle » et « Lui », personnages d’Agatha, sont parents, frère et sœur, issus des entrailles d’une même« mère » ; mais aussi l’attachement qu’ils ont à l’égard de leur mère. À la lecture de quelques scènes principales, tout se passe en effet comme si les souvenirs d’enfance, de la famille se réveillaient ; et de ce sursaut, le personnage est celui qui recueille vitalité et émotions amoureuses. On comprendra finalement que les formes d’hésitations – partir ou ne pas partir -annoncent des attitudes majeures de deux frère et sœur, parents, épris d’un amour indéfinissable et ambigu, quitte à partir pour l’oublier définitivement. L’oubli peut correspondre à l’effacement d’un passé sombre qui laisse réapparaitre ce qui est nuisible à soi et interdit à faire : l’inceste. Les souvenirs qui se dérobent chez les personnages traduisent la nécessité de pacifier un corps angoissé et dépaysé. Le projet d’écriture peut être ici un jeu d’allusions de soi à soi (la dramaturge) à travers le jeu de miroir qu’offre le théâtre. Nous pouvons, sans se tromper, dénicher subrepticement les souvenirs ineffables de Marguerite Duras avec ses parents chèrement aimés, sa Normandie natale ou l’attachement à sa tendre mère, lesquels souvenirs révèlent un passé riche à déterrer pour être en harmonie avec le présent. Cette âme endolorie est celle qui est marquée aussi par des souvenirs d’atrocités (les guerres mondiales, l’inquiétude du nucléaire…). Nous pouvons établir une corrélation entre les souvenirs incertains des personnages et la vie de l’auteure. Des formules comme « quand vous m’avez envoyé le télégramme sur le rendez-vous (temps). « Viens -demain », « viens demain. » (Page 67), « Viens parce que je t’aime. » ou « je me rappelle aussi, oui, qu’on aurait dû, de même décider d’un nom … » (M. Duras, 1981, p.42) ont l’air de rappeler un vrai passé de l’auteure. Ces occurrences ont quelque chose à avoir avec un passé oublieux fait d’angoisses et de remords. Danièle Haase-Dubosc note :

Le désir d’anéantissement (et ses fantasmes compensatoires) existe fortement à travers l’œuvre : les personnages, surtout les personnages féminins, l’expriment avec une insistance lancinante. [ …]On peut penser qu’il ne se produit sur la scène de l’écriture de Duras, que la douleur d’une enfant inconsolable et mortifère, d’un monde voué à l’horreur et la conflagration… et rien d’autre. La poétique du nucléaire devient alors
une poétique de l’anéantissement. (D. H. Dubois, 1989, pp. 143-144).

 

Le personnage de Marguerite Duras est le lieu de rendez-vous des affects, des attentes démesurées et d’amours ratées. Le temps irréversible, évoqué, ne peut en aucun cas effacer les empreintes, et le langage titubant, à l’image des regrets que l’on ressent, essaie de retranscrire le temps maussade et fuyant qui résume toute une vie. Dans un décloisement analogique de la perception du jeu scriptural, la grande synthèse, c’est le lecteur qui doit la faire. L’exhortation de Julia Kristeva est à ce stade salutaire : « la mort et la douleur sont la toile d’araignée du texte, et malheur au lecteur complice qui succombe à son charme : il peut rester pour de vrai ». (J. Kristeva, 1981, p.237).

Au-delà des gloses qu’on peut faire sur les formes de souvenirs épars des personnages, la vision du temps et de l’espace dans Agatha ne vise pas seulement à donner une représentation désubstantivée du réel, mais concerne également une posture individuelle –celle du dramaturge- fortement marquée par le temps qui coule et qui ne laisse aucune trace positive ; d’où l’oubli. Dans les interstices mémoriels, le lecteur parvient à faire la dichotomie entre imaginaire et réel. Cette déstructuration est révélatrice d’une angoisse personnelle, porteuse d’un silence oublieux, mieux d’une certaine « occultation de soi » (J. Derrida, 1967, p.69). 

Mais le texte de théâtre ne peut-être décrypté comme une confidence ou comme l’expression de la personnalité des sentiments et des problèmes de l’auteur. Tous les aspects subjectifs étant renvoyés à d’autres bouches (les interlocuteurs ou actants tenant le discours), l’auteur refuse de parler en son nom propre. La part de l’auteur est plutôt assumée par des didascalies. Comme l’enseigne (J. Lacan, 1981, p.93), le texte théâtral est un acte, tout comme la parole ; et, à cet égard, il « fait » quelque chose puisqu’il n’est pas qu’une représentation de la réalité, si habile soit-elle. Avec Marguerite Duras, le signe code la réalité ; et de cette ambiguïté, le langage revendique sa large autonomie d’interprétations.

 

 

1.2. La symbolique de l’inceste

La dramaturgie de l’intime minée par l’interdit, déconstruit certaines modalités discursives. La trame narrative d’Agatha autour de la liaison amoureuse interdite, offre l’occasion au lecteur de s’intéresser à une forme de rapport entre personnages. L’inceste peut-elle bénéficier d’une grâce dans l’écriture de Marguerite Duras ? La poétique de l’inceste est lisible à travers un langage de soupçon qui balise le chemin à des conjectures et supputations diverses. Soit la didascalie ci-après : «  Il y a là un homme et une femme. Ils se taisent. On peut supposer qu’ils ont beaucoup parlé avant que nous les voyions. Ils sont très étrangers au fait de notre présence devant » (M. Duras, 1981, p.63).

Ici, aucun terme à priori ne renvoie à l’inceste, ni à l’interdiction de la pratiquer, l’énoncé met plutôt en avant une forme d’idylle entretenue par la sœur (Elle) et le frère (Lui). Celle-ci n’a aucune connotation immorale. Cet amour fusionnel, bâti sur des promesses vagues, est semblable à un contrat tacite entre amoureux. Par ailleurs, la mise en relief de la glose « Ils sont très étrangers au fait de notre présence devant » n’est pas anodine. La didascalie, comme métatexte, détermine les conditions d’énonciation de discours. Elle a pour fonction non pas seulement de modifier le sens des « messages dialogues » mais de constituer un message autonome, exprimant le rapport entre les discours et les possibilités (ou impossibilités) des rapports interpersonnels exprimés par le langage. Ici, elle traduit le sentiment de gêne et de déshonneur que les personnages peuvent éprouver devant l’observateur de l’acte (lecteur ou spectateur) ; puisque regarder ce qui est interdit se fait toujours au risque de la malédiction. Dans la culture judéo- chrétienne, il y a ce que l’on peut montrer et ce que l’on doit tenir secret (par exemple l’acte sexuel). On peut donc comprendre par le métatexte ; mis en relief, que le respect est exigé au lecteur-spectateur qui prendrait connaissance de l’ « espace étrange » où l’on viole éperdument le tabou. (J.P. Ryangaert, 1997, p.170) note à propos de cette restriction intimiste faite par le texte : « L’espace est le leur, nous ne pouvons y rentrer, et en même temps c’est le fait qu’il nous ignore qui va permettre l’effraction, qui va nous faire entrer dans cette intimité ».

Aussi vrai, l’amour des personnages vécu par procuration ou par défaut, soulève un certain nombre de questions : sont-ils réellement frère et sœur ou amant et amante ?  Sont-ils liés par un pacte familial ou amoureux ? Le brouillage relationnel qui s’installe dans le langage intègre les caractéristiques d’une dramaturgie de l’indicible et de l’innommable. Dans ce sens, on peut avouer que « le statut de l’œuvre littéraire est problématique mais, en outre, c’est le langage lui-même, en tant que processus de signification, qui est mis en question ».  (J.P. Beaumarchais, 1984, p.184).

Désormais, comme actant essentiel de l’œuvre, le langage organise la trame dramaturgique et détermine toute motivation actantielle. La désincarnation du personnage ouvre ainsi de larges perspectives à bien d’autres sens et significations du langage. Marguerite Duras fait un assez large usage d’images marquées par la sexualité. Si le texte parle l’exigence de « partir », le départ s’entend ici comme rupture définitive ; ou peut-être le signe d’une mort programmée : Ils (Elle et Lui) sont obligés de tenir leur promesse pour satisfaire leur égo aliéné et désorienté.  «Nous devons partir » (page 54), plus qu’un simple mot d’esprit, est un euphémisme qui renvoie à la prise de conscience d’un état d’animalité grégaire, difficile à assumer (socialement parlant) dont ils assument l’entière responsabilité humaine. Une idée que nous trouvons essentielle pour comprendre l’œuvre théâtrale sous l’angle didactique ; puisque le théâtre est aussi un outil d’éducation et de propagande de valeurs morale et éthique. Agatha (Elle), comme signifiant, devient la préfiguration d’un amour libre et désintéressé ; alors que Lui (son frère amant), le prototype d’homme indépendant pourfendeur des normes établies et jouissant d’une entière autonomie de conscience. P. Roth (2019, p.168), à propos de l’interdit sur l’adultère, apporte une idée utile, proche de la symbolique de l’inceste chez Duras. Il souligne :

 C’est un choix qui est d’abord et essentiellement humain. Bien que ce soit à des juifs que fut adressée, pour des raisons que seul Dieu connait, la plus célèbre abjuration sur le sujet, l’adultère n’a pas cessé d’être, pour les hommes de toutes les croyances, un moyen parmi tant d’autres de satisfaire un besoin de plaisir, de liberté, de vengeance, de puissance, d’humiliation ou d’amour ? (P. Roth, 2019, p.168).

 

Le théâtre utilise parfois le discours sur l’interdit comme un discours subversif. Il y a lieu de parler de la distorsion entre le comportement sexuel tel qu’il se vit et tel qu’il s’écrit. L’évocation de l’inceste autour de la liaison amoureuse entre Agatha (Elle) et Lui intègre un processus métaphorique et renvoie plus au désir de saper l’ordre établi, penser autrement le langage, refaire et défaire les choses ; comme quoi, la littérature n’a pas de frontières et peut franchir n’importe quel rivage. Le rapport entre la réalité et la fiction trouve toutes ses limites dans Agatha qui devient une fiction narrative sur la liberté d’expression. 

 

 

  1. La déconstruction du langage

2.1. Les noms en miettes

Dans les profondeurs abyssales de la mouvance de l’œuvre, l’ambition démesurée de la dramaturge s’est plu à porter la littérature à ses confins. Elle s’est engagée sur les pas de Mallarmé comme un suiveur fidèle, uniquement préoccupée du sort du langage en tant que résidu de l’imaginaire, et par là annexé au système de l’image.  Un des traits de cette circonvolution langagière est la place du nom dans le texte.

Le nom dans l’écriture théâtrale d’Agatha a des caractéristiques particulières qui frisent l’imprécision et l’opacité. À la place des noms de personnes, les dialogues sont soutenus par des pronoms personnels, Elle et Lui, qui ne sont pas des prédicats ou des substituts de personnes. À l’instar de leur identité grammaticale vague, ces pronoms personnels n’ont aucune valeur pouvant faire d’eux de référents immédiats d’une idée forte ou précise dans le texte.  Lui a un contenu vague, il reste dans la catégorie de « non-personne » (E. Benveniste, 1966, t. 1, p. 260), hors de l’interlocution, c’est-à-dire privée de cette « subjectivité » que Benveniste définit à travers « le statut linguistique de la “personne” » : « Est “ego” qui dit “ego”.

Dans la dramaturgie traditionnelle, le nom du personnage intègre le dispositif narratif dont l’enjeu est d’apporter la précision aux faits. Il est le leitmotiv de toute intrigue et action dramaturgiques. Le pronom personnel, Elle ou Lui, aliène et dénature la vocation de représentant de la personne nominale, et l’effet produit est la surprise de découvrir à la place du sujet nominal réel, un substitut dérisoire.  Cet usage volontaire du pronom de la troisième personne du singulier devient le corollaire d’un point de vue incertain, car limité par la perception (le lecteur ignore qui est véritablement ce lui). Dans cette forme de réification de la personne grammaticale, l’identité nominale se désagrège et perd l’essentiel de sa vitalité. On peut ainsi parler de heurt du langage dès lors qu’il y a consécration d’un brouillage autour de l’identité de celui qui tient le discours. Georges-Elia Sarfati souligne : « Benveniste distingue « je » et « tu » comme les véritables personnes de l’énonciation dans la mesure où ils se réfèrent respectivement à une réalité du discours. » (G. E. Sarfati, 1995, p.17).

            Par extrapolation, « Elle » qui se nommera plus tard Agatha est un mot valise qui n’apporte pas dans l’immédiat le sens tant attendu par le lecteur. On peut comprendre que les deux personnages figurants, Elle et Lui, font naître au lecteur des voix « errantes », désincarnées ; et en leur histoire « lié[e]s par le désir », ces voix « jumelles» font entendre au lecteur -spectateur ce que Roland Barthes appelle un «corps dans la voix» (R. Barthes, 1982, p. 243). Cet empêchement de l’identification réelle de la personne semble miner le langage dans son enchaînement ; ce qui suppose des non-dits ou la propension à l’implicite. Pourquoi cet amour ? Pourquoi le choix d’aimer sa sœur ; et réciproquement ? Ces questions n’apportent aucune réponse dans l’espace textuel. Il s’agit là d’une nouvelle posture théâtrale qui condamne le lecteur à la perplexité. La présence omnisciente de la didascalie « on dirait qu’ils se connaissent… » (M. Duras, 1981, p.42) ajoute des données qui permettent moins au lecteur de comprendre la relation entre les deux personnages. Cette didascalie appréciative éclaire le côté énigmatique du dialogue ; même si l’on comprendrait qu’ils se connaissent depuis longtemps, ce qui renforce la marque de fidélité et de confiance réciproque. Bien que l’on ne puisse se borner à penser que la didascalie est dans un vulgaire rapport de traduction du texte écrit en représentation, il semble évident qu’ici le récepteur que privilégie Marguerite Duras soit davantage le lecteur que le spectateur.   Pour le lecteur, cette didascalie permet non seulement de reconstituer une représentation imaginaire, mais d’obtenir des informations privilégiées sur les deux actants principaux.

  Par ailleurs, aucune indication de changement de scène ou de segmentation de l’intrigue n’interrompt chaque dialogue dans Agatha, hormis les mentions de silences ; par exemple « La scène commence par un long silence pendant lequel ils ne bougent pas. Ils se parlent dans une douceur accablée, profonde. » (M. Duras, 1981, p. 23). Dans une perspective sémiologique, il est possible de voir la tentative de Marguerite Duras de ne plus communiquer à partir des mots (le verbum) et de privilégier le langage gestuel (celui du corps). Autrement, la parole perd son efficacité pour un autre mode d’expression. Plus qu’un rapport de parallélisme entre geste et parole envisagés comme deux moyens d’expression différents, la didascalie gestuelle « le long silence » traduit ici un langage de désarroi absolu, puisque le silence devient pour le lecteur une contrainte, pour dire comme Blanchot : « le silence est impossible. C’est pourquoi nous le désirons».

 

 

2.2. Les contradictions formelles : la fragmentation discursive

 Dans Technique du théâtre, P. Larthomas constate que le théâtre actuel se dirige de plus en plus vers des descriptions de crises, ce qui suppose comme dans la vie des passions ardentes, des problèmes réels. Parmi les « accidents de langage » (P. Larthomas, 1985, p.89), il cite le dialogue non ou mal enchaîné et les contradictions verbales. La lecture d’Agatha ne fait pas exception à la règle. Le texte offre un répertoire de contradictions langagières dont certaines traduisent l’ambiguïté d’un langage qui n’arrive pas à dire avec clarté les choses ; et d’autres des marques de discours châtié revendiquant sa pleine autonomie. Un cas parmi tant d’autres est l’usage de « tu » et de « vous » dans un même énoncé. Tantôt, les personnages se tutoient ; et tantôt, ils se vouvoient : « Lui – tu pars quand, Agatha ?  Elle – (…) vous connaissez ces avions » (M. Duras, 1981, p.42).

Le « vous », par exemple, peut être l’expression d’une mise à distance ; ce qui signifie que pour certains événements, il sied de les évoquer avec beaucoup de recul, de considération et de respect ; les personnages sont ainsi astreints à user de cette forme de déférence. Le « tu », moins marqué, qui intervient de temps à autre, transcrirait les moments de fortes émotions, comme rappeler un souvenir fuyant avec exactitude. Nous pouvons comprendre que Marguerite Duras se préoccupe peu de l’orthodoxie langagière dans sa rigidité la plus profonde. La langue comme tout matériau de construction de la subjectivité et de découverte du monde peut être forgé à sa guise. La dramaturge se situe en tout cas à la charnière entre oralité et écriture. Un autre exemple : « Lui – (temps) et tu vas partir. Elle- oui…sans doute …oui ». (Page 32).

Cet énoncé sans suite logique est une construction elliptique dont l’action exprimée n’est guère perceptible et connue, ni par le lecteur, ni par les principaux interlocuteurs. Non seulement les personnages ne sont désignés que par des pronoms, mais leur discours décharné est parsemé d’interjections, de courtes répliques, de phrases elliptiques et de répétitions qui laissent valoir des confusions et des incohérences. Ce langage n’est pas tout à fait gratuit, il est porteur d’une dimension morale et éthique. Avec des répliques comme « vous avez dû mentir aussi (temps) » (page 56), le langage devient plutôt le lieu d’intériorisation de la morale et de la construction d’une autre identité humaine. Le texte décèle bien d’autres ambiguïtés qui introduisent dans l’esprit du lecteur, paradoxalement, une idée que nous jugeons intéressante : la présence-absence. Autrement dit, même si les personnages parlent de l’amour au présent, la dramaturge n’approfondit pas vraiment cet aspect, pour ouvrir de brèches à une autre idée, plus extérieure, le sens de l’interdit de cet amour illusoire (l’inceste). Cette symbolisation de l’acte atteint une dimension essentielle qui nous amène à soupçonner le langage de dérision. Or, il est facile de savoir avec les analepses lexicales le pourquoi de cette attitude : cela crée l’impression d’un artifice dont le but serait de surprendre en tout temps le lecteur habitué facilement à trouver le sujet fixiste que doit aborder le texte théâtral. Le flottement du langage rime avec la déstabilisation du sens, surtout avec son ondoyance quant à signifier en toute transparence la réalité nommée dans l’espace textuel. Des didascalies comme « il y a là un homme et une femme », « ils se taisent », « ils sont très étrangers devant nous » (page 56) sont autant de marqueurs énigmatiques évoquant la relation restrictive entre parents. Ce que cette didascalie voudrait désigner en fait, c’est l’intimité entre un frère et une sœur « Elle » et « Lui », laquelle intimité induit un jugement ambivalent sur leur acte à poser. Observons donc les deux attitudes qui naissent : bonne ou acceptable (quand ils sont frère et sœur) et mauvaise ou inacceptable (quand ils sont amant et amante). La première intègre la normalité des choses ; alors que la seconde est une violation à la règle sociale. L’écriture durassienne dresse dans ce sens des antinomies qui criblent la conscience humaine tenaillée entre ce qu’il convient de faire et ne pas faire. Quoi qu’il en soit, le lecteur est parfois désorienté dans ce flux de paroles qui lui est offert. Ainsi, en sublimant les antinomies et les dysharmonies, le langage se fraie bien d’autres chemins : la déconstruction de la fable linéaire ; et dans un élan de la reconstruction de la fable, le texte de Marguerite Duras « fonctionne comme une névrose : lorsque la matrice est refoulée, ce déplacement produit des variants tout au long du texte, de même que des symptômes réprimés se manifestant dans d’autres parties du corps » (M. Riffaterre, 1983, p. 79).

 

 

 

Conclusion

Tout compte fait, le langage d’Agatha ressemble plus à un discours confidentiel qu’à un drame bien constitué ; d’où sa teneur métaphorique.  La mémoire incertaine dans l’écriture théâtrale de Marguerite Duras témoigne de l’inessentiel, c’est-à-dire du non-sens.   Cependant, qu’il s’agisse d’une provocation délibérée, avec de subtiles allusions à l’inceste, sur fond d’un dévoilement du désir de choquer, la poétique de l’intime chez Marguerite Duras amène à rappeler que l’œuvre théâtrale met en avant l’irréel, et le degré d’exigence réclamé chez le lecteur est celui de sonder plus la pertinence esthétique que la simple dégustation de la fable. Comme matériaux d’analyse littéraire, l’inceste, permet surtout de comprendre, au-delà des interdits, la force des passions qui rongent l’humain. Mais exposer crûment l’acte sexuel dans le texte relèverait de l’immoral, et agir ainsi serait faire pénétrer le lecteur dans l’univers de l’acceptable, de ce qui convient à faire : mettre à nu la morale.  On va au théâtre, selon Aristote, afin d’être purgé – au moins pendant un certain temps – des émotions jouées devant nos yeux et de rentrer chez soi soulagé, purifié et en quelque sorte capable de vivre mieux, c’est-à-dire de ne pas reproduire après avoir vu la pièce, ce qui a été représenté. Loin d’être impudique Agatha dégage une forte charge érotique qui confine à la relation amoureuse ambiguë.

 

 

Bibliographie

Corpus

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Revues

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 PIEGAY F. « Mémoire régressive, mémoire hystérique, mémoire obsessionnelle », Tangence, 2019, N°120, 17-3. 

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