Infundibulum Scientific

CROYANCES ANCESTRALES ET VIOLENCE DANS LITUMA EN LOS ANDES DE MARIO VARGAS LLOSA

Ancestral beliefs and violence in lituma in the andes

Creencias ancestrales y violencia en Lituma en los Andes

Pascal BOKA KOUASSI
Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire
Département d’études ibériques et latino-américaines
bokakouassipascal@yahoo.fr

Résumé

Mots-clés, Keywords, Palabras clave

Animisme, mythe, ésotérisme, rituel, marginalisation, violence.
Animism, myth, esoterism, ritual, marginalization, violence.
animismo, mito, esoterismo, ritual, marginalización, violencia

TEXTE INTÉGRAL

Introduction

La littérature, miroir de la société, signifie qu’il y a des liens entre les formes et les structures sociales d’une part et d’autre part, les formes et les structures littéraires. En accord avec cette assertion, les écrivains latino-américains, fidèles à leur conception du réalisme évoquent dans leur narrative les fléaux qui minent leurs sociétés respectives, à la fois à partir de faits réels et de faits imaginaires qui ont trait bien sûr avec la réalité. Ainsi, en parlant de la narrative de Vargas Llosa, « la violence et le leitmotiv, le moteur même de sa création littéraire » (C. Sourp, 2013). Cette violence revêt un caractère polysémique : elle est à la fois politique et dictatoriale. Conversación en la catedral (M. Vargas Llosa, 1969), se situe durant et juste après la dictature de Manuel Odria[1] ; La fiesta del chivo (M. Vargas Llosa, 2000) est le récit de l’assassinat du dictateur Rafael Leónidas Trujillo[2].

Cette violence a également un lien avec les croyances ancestrales. Dans son premier roman La ciudad y los perros (M. Vargas Llosa, 1963), le prix Nobel péruvien fait allusion aux croyances religieuses, notamment à travers les noms mythologiques de certains personnages, tels que Jaguar, le Boa, inspirés des animaux vénérés et de la cosmogonie amérindienne. De même, dans ¿Quién mató a Palomino Molero? (M. Vargas Llosa, 1986), l’auteur fait référence à des pratiques occultes, que Doña Asunta admet comme un moyen d’investigation semblable à une enquête policière: «le sorcier a dit que lorsqu’on retrouvera sa guitare, on les retrouvera, eux […] Ceux qui possèdent sa guitare sont ceux qui l’ont tué » [3](M, Vargas Llosa, 1986, p.20). Doña Asunta est convaincue que le sorcier peut l’aider à retrouver le voleur de la guitare.

C’est dans Lituma en los Andes (M. Vargas Llosa, 1993), notre corpus, que l’auteur revient véritablement sur la problématique de la violence liée aux pratiques rituelles. Si le contexte du roman est politique, eu égard aux deux décennies de guerre entre la guérilla maoïste du Sentier Lumineux et les forces armées péruviennes, ce récit met en relief les croyances religieuses comme fondatrices de la violence.

Cette problématique est également abordée par Carlos Fuentes qui dénonce, de façon nette, ces pratiques religieuses dans son œuvre romanesque, Todos los gatos son pardos: «Trois prêtres entrent, vêtus de longues robes noires, de longs cheveux noirs : tous deux maculés de sang. Ils emmènent un jeune homme à la pierre sacrificielle.» (C. Fuentes, 1990)[4]. Les amérindiens font des offrandes aux dieux et même des sacrifices humains.

L’intention de cette contribution est d’analyser le lien entre les croyances ancestrales et la violence. Comment ces croyances formalisent la violence ? Pourquoi les populations sont-elles si attachées à ces pratiques ? Notre démarche théorique est basée sur deux approches sociologiques: l’holisme durkheimien, et l’habitus de Pierre Bourdieu. Ce choix se justifie dans la mesure où l’holisme durkheimien nous permettra d’étudier le phénomène en tant que fait social dans sa globalité. L’habitus de Bourdieu nous aidera à expliquer, à partir des interactions individuelles comment les populations sont attachées à ces pratiques.

Ce travail s’articule autour de trois axes. Le premier, les croyances ancestrales comme vecteur de la violence, tentera de montrer comment les différentes catégories de croyances formalisent la violence. Le deuxième axe, rapport entre la fiction et la vie réelle de l’indien analysera les similitudes et les différences. Enfin, le troisième axe, enjeux des croyances ancestrales, nous aidera à mieux comprendre pourquoi les populations sont tant attachées à ces pratiques rituelles.  

  1. Les croyances ancestrales comme vecteur de la violence

Il importe, avant tout de clarifier la notion de « croyance ancestrale ». Le dictionnaire Encyclopédique Hachette définit le mot croyance comme «  le fait de croire ; ce que l’on croit ; ce à quoi on croit ». Quant à l’adjectif ancestral, il signifie : « qui appartient aux ancêtres ; ce qui est transmis par les ancêtres ». Pour nous, cette notion polysémique renvoie à un ensemble de réalités et de pratiques religieuses traditionnelles. Pour cette étude, nous retiendrons spécifiquement: le mythe, l’animisme et l’ésotérisme. Dans Lituma en los Andes, notre corpus, comment la violence imprègne ces croyances religieuses ?

1.1. Les mythes

Le mythe, en tant que croyance entretenue par la crédulité et l’ignorance, est un facteur de violence. Dans le roman, les disparitions successives s’expliquent principalement par des préjugés, des idées qui ne sont pas scientifiquement fondées. Lorsque le muet et l’albinos disparaîssent, unanimement, les populations font allusion à leur déficience physique, qui les rend différents des autres. Par cette explication basée sur leur malformation génétique, on leur attribue une certaine puissance surnaturelle. Pedrito Tinoco, le muet, disparaît le jour où les agents l’envoient faire leur provision à la boutique du village. Du fait de ces considérations, dès sa naissance, il est rejeté par sa propre mère et sa famille ; l’église et le village en font autant. Personne ne communique avec lui parce qu’il est considéré comme un être étrange.  

Le second disparu, Casimiro Huarcaya est aussi pris pour une créature étrange parce qu’il est albinos. Il disparaît, sans même prendre son salaire hebdomadaire. Plusieurs préjugés pèsent sur les albinos. J. P. Missié (2011), en témoigne:

La méconnaissance scientifique du phénomène fait de la blancheur de la peau d’un individu aux traits négroïdes le terreau à partir duquel se développe des imaginaires divers et des préjugés le plus souvent négatifs. L’albinos est souvent considéré comme la preuve d’une transgression de règles de fidélité par exemple. De la rencontre entre Blancs et Noirs, résulte une « identité tripartite » de l’albinos : il est partagé entre être humain, esprit et homme blanc. Son corps est tout à la fois supposé recéler des pouvoirs magiques dont certaines parties (cheveux, ongles, membres, organes, etc.) sont recherchées dans le cadre des pratiques fétichistes, et évité, rejeté, marginalisé J. P. Missié, 2021, sp). 

 On considère les albinos comme des êtres dotés de pouvoirs surnaturels. Les muets sont traités pareillement. Cette conception contribue à les marginaliser, les faisant passer du domaine profane au domaine sacré. Ils deviennent aussi des boucs émissaires, qui doivent payer de leur sang la faute des autres. En tant que victimes expiatoires, ils sont destinés à être sacrifiés pour repousser les dangers qui menacent la communauté.  

Si la disparition du muet et de l’albinos est liée à l’ignorance, celle du troisième personnage, Demetrio Chanca nous invite à une autre compréhension du mythe, qui fait référence au diable. Après avoir consulté la sorcière Adriana pour savoir son sort, a refusé de payer sa facture ; ce que la sorcière considère comme une entorse aux règles et un défi. Cette scène repose sur des archétypes ancestraux et des considérations qui font allusion au diable. Elle met en confrontation le devoir de se soumettre aux lois qui apparaît comme une exigence morale et le devoir de punition. Le châtiment infligé au personnage est un remède pour ne pas provoquer la colère des dieux.

Cet argument, fondé sur une posture anthropologique et l’imaginaire, montre des insuffisances, car l’albinos et le muet ont tous les deux, maintes fois prouvé qu’ils sont eux-aussi productifs. Pedrito par exemple, a aidé les gendarmes à construire leur abri. Casimirio Huarcaya, après avoir appris à conduire aux côtés d’un transporteur, s’est finalement acheté son propre véhicule. S’il y a un lien certain entre les mythes et la violence, qu’en est-il de la relation entre l’ésotérisme et la violence?  

1.2. L’ésotérisme

L’ésotérisme est l’ensemble des enseignements secrets réservés à des initiés. Le non-respect des règles conduit à la violence. Après avoir consulté Adriana pour savoir son sort, Demetrio Chanca refuse de payer la note, c’est ainsi qu’elle le fait disparaître, estimant que le refus de se soumettre est un acte intolérable et une offense aux divinités. Par cet acte, nous voyons que les dépositaires des pratiques rituelles tiennent au respect des règles comme condition sine qua non pour assurer la pérennité de la société. Étant au sommet de la hiérarchie de cette organisation sociale, ils ont l’obligation de garder jalousement les règles et de les faire respecter. C’est donc, pour eux, un devoir moral de punir quiconque enfreint aux lois.    

Pour ces garants des pratiques ésotériques, la guerre qui menace la région est la manifestation de la colère des dieux. En tant que détenteurs des secrets de la nature, il leur revient d’agir afin de repousser ce mauvais sort et protéger les populations des attaques des terroristes. Ils organisent des consultations qui débutent l’après-midi et se poursuivent jusqu’à l’aube.

Les cérémonies se font dans des conditions qui respectent strictement les règles. Dionisio et Adriana enivrent les hommes pour qu’ils parlent sans retenue. Au cours des consultations, ils lisent les signes de la main, font des incantations et des sacrifices aux divinités. Les rituels peuvent être bénéfiques ou maléfiques. Face à Demetrio Chanca, Adriana a démontré qu’elle est détentrice d’un pouvoir à la fois bénéfique et maléfique. La preuve du pouvoir nuisible est mise en relief dans Le royaume de ce monde (A. Carpentier, 1954). Dans ce roman, l’auteur évoque le pouvoir maléfique du vaudou. Mackandal, le sorcier manchot, envoûte tous les animaux de l’Ile et les fait périr. Les colons ne tardent pas à subir le même sort. Une autre dimension des croyances ancestrales nous amène à aborder la question de l’animisme

  • L’animisme

Selon le dictionnaire Encyclopédique Hachette, l’animisme est « une croyance attribuant aux choses une âme, une conscience ». C’est la croyance en un esprit, une force vitale qui anime les êtres vivants, les objets, mais aussi les éléments naturels, ainsi que la croyance en des génies protecteurs. Cette catégorie rituelle, visible dans le roman est aussi révélatrice de la violence. En effet, pour vivre en communion avec les dieux, les populations estiment qu’il est nécessaire de leur faire des offrandes. Dès lors, la vie est rythmée par des rituels et des sacrifices. C’est d’ailleurs ainsi que l’on explique les disparitions successives. On estime que les personnes disparues ont été sacrifiées pour adorer les dieux. Même les policiers chargés de l’enquête pour retrouver les disparus, se laissent aller à ces considérations : « les montagnes les avais donc avalés » (M. Vargas Llosa, 1996, p.16). Ils semblent bien concevoir que les éléments de la nature sont animés par une âme et que la nature regorge de forces spirituelles pouvant faire du bien ou du mal. Ces esprits, lorsqu’ils sont en colère, sont enclins à la violence et provoquent des fléaux ou même la mort. C’est pourquoi, lorsque le tonnerre gronde, pour les populations, ce n’est pas un simple phénomène météorologique, mais la manifestation de la colère du ciel. Les indiens croient fermement en cela, comme l’attestent Lituma et Tomás: « Vraiment les indiens croient cela? Bien sûr, brigadier, ils leur adressent même des prières et leur font des offrandes »[5] (M, Vargas Llosa, 1996, p.13)

Les pratiques animistes consistent aussi à faire des sacrifices, comme nous le voyons à travers ce témoignage : « – Comme on avait besoin de sang humain»[6]  (M. Vargas Llosa, 1996, p. 355). Le sacrifice par le sang humain protège les populations des menaces, attire les faveurs des dieux pour conjurer les mauvais sorts.  

Parfois, certains signes naturels sont interprétés comme la colère des dieux : « On entendait le tonnerre au loin résonnant dans les montagnes de ronflements entrecoupés qui montaient de ces entrailles de la terre que les montagnards croyaient peuplés de taureaux, de serpents, de condors et d’esprits. »[7] (M. Vargas Llosa, 1996, p. 17).

Les grondements de tonnerre sont perçus comme l’expression de la colère des dieux des montagnes. Par la fréquence des bruits provenant de la montagne, l’on pense qu’elle regorge de nombreux esprits : « les esprits des montagnes, les amarus, les mukis, les dieux, les diables quel que soit leur nom. Ceux qui se trouvent à l’intérieur des montagnes et provoquent les malheurs »[8]  (M. Vargas Llosa, 1996, p. 354).

 Les Andes sont remplies d’apus, les dieux des montagnes et les pishtacos, personnages mystiques. Ces esprits habitent les sommets, les trous et les sources. La montagne est un personnage à part entière, une sorte de dieu intangible, qui ne reste pas immobile. Elle réclame sa part de chair humaine et se met parfois en colère.

  1. Rapport entre la fiction et les croyances ancestrales dans la vie réelle des Indiens

Défini comme une fiction, le roman a pourtant l’ambition de représenter la réalité. Pour Umberto Eco « le monde est un livre « clos » qui ne permet qu’une seule lecture, car, s’il y a une loi qui gouverne la gravitation planétaire, soit elle est juste, soit elle est fausse; en comparaison, l’univers d’un livre (nous) paraît comme un monde ouvert » (U. Eco, 2002, pp.14-15). Dans la vision d’Umberto, le monde nous donne une image figée, alors que la fiction narrative nous donne une variété d’interprétations. La mise en rapport de la fiction et la réalité nécessite que l’on garde toujours à l’esprit le monde réel comme moyen de vérification. Quel rapport pouvons-nous établir entre le roman et les croyances ancestrales dans la vie réelle des indiens ? Nous verrons les similitudes et les divergences.

2.1. Similitude entre la fiction et la vie réelle des Indiens

Par similitude, il faut entendre une analogie entre deux réalités. Il s’agit ici de voir les ressemblances entre ces deux réalités. Nous nous limiterons à quelques aspects frappants, tels que : l’univers spirituel et les sacrifices.

L’univers spirituel représente un ensemble de divinités. D’abord le grand Dieu créateur. On admet aussi l’existence de plusieurs divinités. Il faut rappeler que chaque objet de la nature est doté d’une âme, d’une puissance surnaturelle et que chacun fait l’objet d’un culte. Cette description correspond bien à la conception des Indiens : « Tout est l’œuvre du Grand Esprit. Nous devons savoir qu’il est présent en tout : les arbres, les herbes, les rivières, les montagnes, les animaux, les oiseaux […] »  (A. Peelman, 1994, sp). 

Les Amérindiens croient en la présence d’une force dans chaque monde: le monde humain, animal, végétal et aquatique. Ils se sentent mystiquement liés aux éléments de la nature, y compris ceux que l’on perçoit comme des objets inanimés. Ils leur attribuent un esprit ou une âme. Les amérindiens vouent un grand respect à Dieu ainsi qu’aux puissances spirituelles, qui se confond avec la nature.

  Les sacrifices occupent une place importante dans la culture amérindienne. Ainsi, un dignitaire peut offrir un autre être humain en sacrifice, généralement pour asseoir et protéger sa réussite sociale. Les gens du peuple ne pouvant offrir que de la nourriture, des animaux ou leur propre sang. Dans le roman, les dépositaires des pratiques rituelles font des sacrifices pour conjurer le mauvais sort qui s’abat sur la région. Au départ, les sacrifiés sont essentiellement des esclaves, mais les prisonniers de guerre deviennent par la suite les principales victimes des sacrifices humains, d’où les guerres perpétuelles. Certains rituels exigent le sacrifice de nobles, de femmes vierges, d’enfants ou encore des personnes présentant une déficience physique, comme les nains, les bossus, les mutiques ou les albinos. Certains se portent aussi volontaires pour être sacrifiés, afin d’être ainsi divinisés, car ils croient que leur destin après la mort dépendait non pas de leurs actions sur terre mais de la façon dont ils meurent, et les deux morts qu’ils considèrent comme les plus glorieuses sont la mort au combat et le sacrifice.

2.2. Divergence entre la fiction et la vie réelle des indiens

Il y a une différence entre l’appréciation des croyances religieuse. Cet écart se voit à plusieurs niveaux : les sacrifices, l’impact des croyances religieuses sur la vie socioéconomique, la cohabitation entre le monde des vivants et les monde des morts.

Le sacrifice humain est un rite courant et essentiel comme l’attestent plusieurs documents indigènes et espagnols ainsi que de nombreuses découvertes archéologiques. Les méthodes de sacrifice et les types de victimes sacrifiées sont très variés. Il s’agit souvent d’esclaves et de prisonniers de guerre. Cette cérémonie se fait dans un lieu sacré ; le plus souvent un temple au sommet d’une pyramide. Dans le roman, Vargas Llosa ne dévoile pas cette réalité. Il se limite à la scène des trois disparitions que tous les témoignages considèrent comme victimes de sacrifices rituels. 

Dans le roman, l’auteur présente les croyances religieuses, comme un phénomène négatif car elles constituent un frein au développement économique. La preuve en est que Pedrito et l’albinos ont cessé leurs activités depuis leur disparition. Il en est de même pour Demetrio Chanca, le contremaître chargé de la construction de la route. Ainsi, les travaux sont arrêtés et cela porte atteinte au développement de la région. Si selon le récit, les sacrifices de ces individus causent du tort au développement de la région, dans l’imaginaire des Indiens, les sacrifices jouent un rôle indéniable dans l’harmonie et la vie sociale.  

La cohabitation entre le monde des vivants et les monde des morts est un aspect important dans la vie réelle des indiens. Ils estiment qu’il est primordial de maintenir une communion harmonieuse entre les vivants et les morts. Toute personne qui meurt continue d’exister. Cette cohabitation est mise en relief dans Pedro Páramo (Juan Rulfo, 1982) décrivant Comala, autrefois brouillant de monde, qui est devenu un village de fantômes. Juan Preciado, à la recherche de son père, n’entend que des voix et des murmures qui s’échappent des ruines et l’on comprend que ces habitants sont tous morts. Santiago Roncagliolo évoque également cette réalité dans son roman Abril Rojo. (2006). Pour les indiens, « la mort n’est qu’une étape dans le grand cercle de la vie. Elle renforce une relation spirituelle avec les ancêtres tout en assurant une consolidation des rapports avec la jeune génération » ( L. Jérôme et S. Poirier, 2021, sp).

Pour les Indiens, les esprits parlent aux vivants. Dès leur naissance, ils les éduquent, leur donnent les secrets pour équilibrer leur âme, remplir leur mission pendant leur vie. La communion entre les vivants et les morts se fait par des cultes aux ancêtres, par des rituels de vénération, d’adoration, de déification. À travers ces rituels, les indiens ont un certain sentiment de stabilité.

Si ces romans rendent clairement compte de la cohabitation entre les vivants et les morts, dans la vie réelle, en ce qui concerne le corpus ; Vargas Llosa, se contente de dénoncer la réalité en la dévoilant subtilement.   

Cette analyse des similitudes et des divergences nous a permis de confronter les récits fictifs à la vie réelle des Indiens et nous a donné l’occasion de mieux comprendre certains aspects des croyances religieuses. Voyons à présent les enjeux des croyances ancestrales.

  1. Enjeux des croyances religieuses

Quels sont les enjeux des croyances religieuses ? Définissons d’abord ce qu’est un fait social. La sociologie a pour principal objet d’expliquer les faits sociaux.

Est fait social toute manière de faire, fixée en nous, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles (E. Durkheim, 1970, p. 4).

Un fait social se caractérise par quatre critères : la généralité, l’extériorité, la coercition, la réductibilité. Les individus n’ont pas créé les croyances ancestrales ; elles s’imposent à eux. Le fait social est extérieur. Il peut sanctionner. Les niveaux de sanctions : le non-respect des règles est puni. Mais aussi le respect de la tradition. Il est interdit de vivre avec des déficients physiques tels que les albinos ou les muets.

 

3.1. Une explication des croyances par l’holisme durkheimien

L’holisme méthodologique est une méthode inventée par Emile Durkheim pour expliquer les faits sociaux. C’est le fait d’étudier un phénomène social dans sa globalité sans passer par l’analyse des actions individuelles. Cette démarche consistera en deux moments : Il s’agira d’abord de mettre en rapport les croyances ancestrales avec le milieu ; ensuite, de les expliquer à partir des caractéristiques humaines et socio- démographiques.

L’analyse topologique montre que le milieu rural est fondateur de la violence. C’est pourquoi Naccos, le petit campement minier devient le théâtre des pratiques religieuses. Les dépositaires sont Adriana, Dionisio et Timoteo. Adriana, voyante, astrologue et « chiromancienne »[9] prétend lire les lignes de la main : « […] elle leur lisait la bonne aventure dans les cartes, la carte astrale, les lignes de la main ou dans des feuilles de coca qu’elle jetait en l’air pour interpréter les figues qu’elles formaient en retombant »[10] (M. Vargas Llosa, 1996, p. 46). Ces dépositaires sont ceux qui ont une parfaite connaissance des rituels.  Cela les met au centre de la vie dans cette localité, car tout le monde pense qu’ils sont capables de communiquer avec les esprits. Étant intermédiaires entre les populations et les divinités, ils auraient le pouvoir de conjurer le mauvais sort qui s’abat sur la région avec l’arrivée imminente des terroristes.

Cet endroit devient le lieu sacré où les gardiens de la tradition et les ouvriers de la mine vivent au rythme de la boisson, l’opium qui aide à oublier un tant soit peu la psychose de l’attaque des miliciens. Ainsi, sous l’effet de l’alcool, ils se dévouent à l’esprit qui les envahit. Dans l’accomplissement des rituels, cet espace est incontournable, car dans l’imaginaire des ouvriers, il contient des symboles. C’est pourquoi, ils y accourent pour se faire consulter.

D’autres références au sacré, notamment, les «apus»[11], les dieux des montagnes et les «pishtacos»[12], sortes de personnages mystiques, renvoient au monde rural. Il y a aussi une variété d’espaces d’adoration visibles à travers la nature. Si les pratiques religieuses sont liées au milieu, elles ont également des caractéristiques humaines et sociales.

Les caractéristiques humaines et sociodémographiques permettent aussi d’expliquer ces pratiques religieuses. Par exemple, la condition physique est déterminante. Les sujets choisis sont un déficient auditif et un albinos. Ils sont considérés comme des personnages singuliers. Pedrito, le muet est rejeté par sa famille, son village et même l’église : « Les gens se rappelaient que depuis tout petit il avait dormi avec les chiens et les poules du curé (de mauvaises langues disaient aussi que c’était son père), et qu’il balaya l’église et servit de carillonneur et d’enfant de chœur jusqu’à la mort du prêtre.»[13] (M. Vargas Llosa, 1993, p.57). Il en est de même pour l’albinos, à cause de la couleur de sa peau, de ses yeux, de ses cheveux. On leur attribue alors un pouvoir surnaturel : « Casimirio Huarcaya, à force de vouloir se faire passer pour pishtaco, c’est pour ça qu’il a disparu»[14](M. Vargas Llosa, 1993, p.77). Le handicap physique est donc un critère déterminant.

Le choix des sujets est également lié aux critères sociodémographiques : l’âge, le sexe, l’habitat, l’origine, la pauvreté et l’ignorance. Pedrito Tinoco est originaire d’Abancay[15] et l’albinos, de Yauli[16], des localités majoritairement indiennes. De ce fait, ils n’ont pas bénéficié de « la socialisation primaire »[17], celle de l’enfance et de l’adolescence sur laquelle se construisent la personnalité et l’identité sociale. Ils ont été livrés à eux-mêmes et exposés à la précarité. Les populations sont attachées à la tradition et à leurs us et coutumes. Dans cette société polythéiste, les rituels occupent une place importante. L’ignorance alimente les préjugés. Or le muet et l’albinos sont productifs autant que les autres. Tous les deux ont d’ailleurs démontré leur utilité.

3.2. Une explication des croyances par l’habitus de Pierre Bourdieu

Dans son ouvrage Esquisse d’une théorie de la pratique (1972), Pierre Bourdieu définit l’habitus comme étant « une loi immanente, déposée en chaque agent par la prime éducation »[18]. Bourdieu se fonde sur ce concept pour expliquer les faits sociaux, estimant qu’il nous donne une clé d’interprétation des phénomènes. Ainsi, notre manière de vivre, de nous comporter commence avec la socialisation primaire. L’apprentissage se poursuit jusqu’à l’âge adulte. La socialisation primaire se déroule de la naissance à la fin de l’adolescence. La socialisation est le processus par lequel un individu apprend à vivre en société, en intériorise les normes et se construit son identité sociale. Pendant cette période, les structures sociales façonnent notre comportement. C’est par exemple le cas dans La ville et les chiens (M. Vargas Llosa, 1963). La socialisation primaire est basée sur des normes sociales qui prédisposent les adolescents à la violence et aux pratiques religieuses. Jaguar et Boa par exemple, sont élevés dans la pure tradition andine. Par leurs noms inspirés des divinités, nous voyons qu’il s’agit d’une société où domine le champ religieux. Ainsi, conditionnés par les croyances religieuses et la violence, lorsqu’ils arrivent au collège militaire, cela se ressent dans leur manière de vivre et de se comporter. C’est ainsi que, Jaguar forme le « Cercle » ; un groupe dont le rôle est de protéger les cadets des agressions des anciens élèves. Dans ce groupe, il agit comme un dieu ; les autres membres du groupe le reconnaissent et le traitent comme tel, en lui faisant des faveurs, à l’image du jaguar animal déifié et vénéré dans la cosmogonie amérindienne. Comme lui, le Boa, un autre cadet du groupe a un nom mythique, inspiré du grand serpent d’Amérique du sud. Aux côtés du Jaguar, il agit comme le dieu serpent ; il est le seul cadet capable de calmer Jaguar quand celui-ci est en colère, contribuant par son rôle de médiateur à préserver l’harmonie du groupe. Les relations entre les protagonistes, ainsi que leurs comportements, sont dominés par le capital culturel qui s’inscrit dans le champ religieux.

Dans Lituma en los Andes, la vie et les comportements de certains personnages sont dominés par les croyances religieuses. Dans ce microcosme, les structures sociales sont hiérarchisées. Les positions qu’occupent les personnages sont fonction de leur dotation en capital. Chaque classe possède une manière de faire déterminée par les règles. Certains accordent la légitimation des propriétés symboliques et matérielles à un groupe, estimant qu’ils sont les détenteurs des secrets. Chaque position implique la mise en application de codes connus et partagés, compris et acceptés et toute déviance est punie. Les populations voient dans ces pratiques un grand intérêt qui motive la production, la reproduction, la diffusion et la consommation, la protection et le salut. C’est donc cet ensemble de phénomènes sociaux qui explique l’adhésion des populations aux croyances religieuses.   

Conclusion

Notre travail a porté sur les croyances ancestrales dans Lituma en los Andes. Après une explication de ce concept polysémique, il a été question de voir comment les différentes pratiques religieuses formalisent la violence. Nous avons découvert la multiplicité des divinités et mis en relief les pratiques rituelles dans leur relation avec la violence. Il a été aussi question à travers une analyse comparée, de voir les similitudes et les divergences entre le récit et la vie réelle des indiens. Cela nous a permis de comprendre certains aspects des croyances ancestrales Pour comprendre ce fait social, nous nous sommes appuyé sur deux théories sociologiques. Il en ressort que les caractéristiques humaines et sociodémographiques déterminent les choix des victimes. En ce qui concerne les conditions sociales, elles sont relatives aux normes qui s’imposent à la communauté, à savoir : la pauvreté, l’origine, l’ignorance. Par la dénonciation des sacrifices humains, Vargas Llosa dévoile un ordre social et fait émerger une réalité nouvelle inclusive.

Bibliographie

Corpus: VARGAS LLOSA Mario (1993). Lituma en los Andes. Ed Planeta: Barcelona.

Autres:

BOURDIEU Pierre (1972). Esquisse d’une théorie de la pratique. Librairie Droz : Paris.

DURKHEIM Emile (1937). Les règles de la méthode sociologique. Puf : Paris.

ECO Umberto (2002). De la littérature. Ed. Bernard Grasset : Paris.

GIRARD René (1972). La violence et le sacré. Ed Bernard Grasset : Paris.

JOURDAIN Anne et NAULAIN Sidonie (2011). La théorie de pierre Bourdieu et ses usages sociologiques. Armand Colin : Paris.  

PINTO Louis (2002). Pierre Bourdieu et la théorie du monde social. Ed. Seuil : Paris.

Thierry Ripoll (2020). Pourquoi croit-on ? Ed. Sciences humaines : Paris.

VARGAS LLOSA Mario (1963). La ciudad y los perros. Ed. Seix Barral: Barcelone.

VARGAS LLOSA Mario (1986). ¿Quién mató a Palomino Molero? Ed. Seix Barral: Barcelona.

Articles en ligne

MAGNI-BERTON Raul (2008). « Holisme durkheimien et holisme bourdieusien. Étude sur la polysémie d’un mot », https:www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2008-2-page-299.htm.

MISSIE Jean-Pierre (2011). « Chelala, Ninou. – L’albinos en Afrique ». Cahiers d’études africaines, http://journals.openedition.org/etudesafricaines/14228, consulté le 19 juillet 2021.

PEELMAN Achiel (1994). « L’esprit », Vol 2, n°2 1994, https://doi.org/10.7202/602408ar, consulté le 18 juillet 2021.

[1] Le Général Manuel Apolinario Odría el Ochenio (1897-1974). Chef d’état-major de l’’armée péruvienne en 1946 et ministre en 1947, il dirige un coup d’état militaire à Arequipa en 1948 qui renverse le président José Luis Bustamente y Ribero. Il est deux fois président du Pérou. Il applique « La ley de la Seguridad Interior » qui proscrit l’aprisme et le communisme.

[2] Rafael Leónidas Trujillo, (1891-1961). Militaire et homme d’État dominicain, il est deux fois le président de la République dominicaine (1930-1938 et 1942-1952). De 1930 à sa mort en 1961, il exerce un pouvoir sans partage sur le pays.

[3] Texte d’origine. El brujo ha dicho que cuando la encuentren, los encontrarán a ellos […]. Los que tienen su guitarra son los que lo mataron. (M. Vargas Llosa, 1986, p. 17).

[4] Texte  d’origine. Entran tres sacerdotes con largas túnicas negras, largas cabelleras negras: ambas embadurnadas de sangre. Llevan a un joven a la piedra de sacrificios.

[5] Texte d’origine. ¿« De verás los indios creen en eso? Claro mi cabo, si hasta les rezan y les ponen ofrendas.

[6] Texte d’origine. Y como hacía falta sangre humana

[7] Texte original: Se oían truenos a lo lejos, retumbando en las montañas con unos ronquidos entrecortados que se subian desde esas entrañas de la tierra que los serruchos creían pobladas de toros, serpientes, cóndores y espíritus.

[8] Texte d’origine. Los espíritus de las montañas- los amarus, los mukis, los dioses, los diablos, como se llamen. Esos que están metidos dentro de los cerros y provocan las desgracias.

[9]Personne qui pratique la chiromancie, qui est un procédé de divination fondé sur l’inspection de la main. Réf. Dictionnaire Hachette Encyclopédique, Paris, Hachette, 1985, p.358

[10][…. ] les adivinaba la suerte con naipes, cartas astrológicas, leyéndoles la mano o tirando al aire hojas de coca e interpretando las figuras que formaban al caer. (M. Vargas Llosa, 1993. p.38)

[11] Los apus : ce sont les dieux des montagnes. Les indiens font différents rites en l’honneur de ces dieux parmi lesquels l’on compte des sacrifices humains.

Source: http: //www : americas-fr.com/civilisations/légendes/titicaca. Consulté le 2 janv.2015 à 08 h.

[12] Les pishtacos sont des personnages légendaires dans la tradition andine. Ils égorgent leurs victimes pour manger leur chair et vendre leur graisse. Ils les enterrent souvent vivantes pour rendre la terre fertile et/ ou consolider les constructions.

[13] Texte d’origine. Los vecinos recordaban que desde niño había dormido con los perros y las gallinas del párroco (malas lenguas decían también que éste era su padre), a quién le barrio la iglesia y sirvió de campanero y monaguillo hasta que el curita se murió. p.47

[14] Texte d’origine. A Casimirio Huarcaya tal vez lo desaparecieron por darsélas de pishtaco. (M. Vargas Llosa, 1993, p. 65)

[15] Région du Pérou

[16] Région du Pérou

[17]Pour le sociologue Emile Durkheim (1858-1917), cette « socialisation méthodique de la jeune génération par les générations précédentes » qu’est l’éducation, permet l’acquisition des normes et des valeurs qui constituent le fondement de la société.https://www.toupie.org/Dictionnaire/Socialisation_primaire_secondaire.htm/ A souligner, et Préciser la date de consultation.

[18] https://www.cairn.info/esquisse-d-une-theorie-de-la-pratique–9782600041553-page-155.htm

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