Infundibulum Scientific

L’AMÉRIQUE LATINE DANS L’IMAGINAIRE IVOIRIEN

América Latina en el imaginario marfileño

Latin America in the ivorian imagination

LALEKOU Kouakou Laurent
Université Félix HOUPHOUËT-BOIGNY
Département d’Études Ibériques y Latino-Américaines (DEILA)
fohundy08042013@gmail.com / lmoyerlk@yahoo.fr

Résumé

Mots-clés, Keywords, Palabras clave

: toponymes, anthroponymes, Côte d’Ivoire, imaginaire, Amérique latine.
topónimos, antropónimos, Costa de Marfil, imaginario, América Latina.
toponyms, anthroponyms, Ivory Coast, imaginary, Latin America.

TEXTE INTÉGRAL

Introduction

 « Au surnom connaît-on l’homme » (KalimaQuotes, 2018-2021). Le sobriquet, parce qu’il est très souvent orienté pour qualifier physiquement ou moralement, décrit mieux la personne (Djandué, 2021, p. 59-60). Ces petits noms qu’ils soient éphémères ou définitifs, rebaptisent. C’est le cas de toponymes comme Colombie et d’anthroponymes comme Bogota, Kédjévara, Che, Castro, Kalunho, Gervinho, etc. Ici, ce qui les rend singuliers, c’est qu’ils ne sont ni dans une langue ivoirienne, ni dans une langue mixte franco-ivoirienne. À consonance latino-américaine, ces pseudonymes résonnent comme un énoncé à la fois sémantique, référentielle et identitaire dans l’univers social ivoirien.

À la différence du nom dont la signification est quelquefois opaque, pour des raisons linguistiques ou historiques, ces hétéronymes, ont des fonctions d’identification, de communication, de classification et de porteur de rêve ou d’ambition. Le sur-nom, c’est l’homme ou la chose (J. Fédry, 2009). Ce lien étroit entre le nom acquis par superposition ou par substitution et la personne ou l’objet en fait une attestation auditive et/ou visible de l’identité. En tant que composante essentielle de l’être, il exprime son existence et sa singularité. Dans le contexte ivoirien, qu’est-ce qui motive l’adoption de ces moi-sociaux et référentiels importés ? Quelles images véhiculent-ils ? Une analyse onomastique permet de distinguer quatre grandes catégories d’identification : la « drogue », le « football », la « révolution », la « musique » et les « telenovelas ». Elles sont mises en évidence et analysées en fonction non seulement des clichés ou stéréotypes, mais aussi des valeurs qu’elles portent. L’objectif est de montrer le substrat imaginaire de ce sous-continent américain en Côte d’Ivoire.

Dans le cadre de la réalisation de cette étude, nous avons eu recours à une approche qualitative. Elle est fondée sur l’analyse et l’interprétation de sources orales, écrites et digitales en vue d’apporter des réponses aux différentes préoccupations soulevées par la problématique. Le travail s’articule autour des classes d’identification.

  1. L’identification à la Colombie

En Côte d’Ivoire, il existe aujourd’hui dans de nombreuses villes, des sous quartiers appelés « Colombie ». La ville d’Abidjan en compte trois: Colombie Abobo, Colombie II Plateaux et Colombie Koumassi. Le quartier Colombie d’Abobo est situé entre Abobo Kennedy Clouetcha et Abobo baoulé. Celui de Cocody II Plateaux est non loin du centre commercial Sococé. À Koumassi, le quartier Colombie se trouve après le terminus de l’autobus no32.  En dehors de la ville d’Abidjan, ce toponyme est présent à Azopé, San-Pedro (Bardot), Man, Soubré, Sassandra, Gonaté, etc.

La toponymie n’est pas anodine. Elle rend compte des différentes langues en présence, à la fois d’un point de vue synchronique et diachronique. Dans ce sens, elle constitue le point de rencontre entre la linguistique, la géographie et l’histoire (E. Dorier et C.V. D.  Avenne, 2003, p. 151). Les noms de lieu décrivent des espaces tels qu’ils sont ou tels qu’ils étaient, témoignent de différentes activités humaines présentes ou passées, et inscrivent dans la nomination les différentes langues. Cette mise en mot de l’espace est synonyme d’appropriation. Sont partie prenante de celle-ci, les pratiques sociales et l’usage de l’espace, tissées de langage (B. Lahire, 1998). La nomination, vu que certains espaces sont nommés et d’autres non, prend un caractère fonctionnel.

Le toponyme parfois relève d’un consensus. C’est le cas des quartiers Colombie. Le nom, Colombie, pour la majorité des ivoiriens, renvoie à la drogue, à Pablo Escobar, l’un des principaux barons de la drogue des années 1980 (F. Akendes, 2017). Pourquoi l’ennemi public colombien n° 1 est-il devenu une icône de la pop culture ? Qu’est-ce qui explique la fascination qu’il exerce sur le public adolescent ? Pablo Escobar était, à seulement 35 ans, l’un des hommes les plus riches de la planète. Il a su être, à un moment, aussi puissant, sinon plus que l’État colombien, au point de négocier avec lui, les conditions de sa détention. À cela s’ajoutent son charisme et le mystère qu’il incarne.

D’origine modeste, escobar est devenu, par son « succès » dans le narcotrafic, un symbole d’ascension sociale, quelqu’un qui a réussi, au moyen de cette économie souterraine ou occulte, à parfaitement s’insérer dans l’ordre capitaliste du monde. Les films et les séries sur ce narcotrafiquant en ont fait une véritable figure pop, participant ainsi à une sorte de « glamourisation » du narcotrafic. C’est aussi le cas avec la série el chapo, sur le narcotrafiquant mexicain Joaquín Guzmán. L’écho de ce film sur la jeunesse se traduit par l’adoption du nom el chapo. Un exemple est l’une des icônes ivoiriennes de la musique zouglou, petit Dénis qui se fait aujourd’hui appelé el capo, déformation de El Chapo. Ce pseudonyme n’est pas innocent. Elle est plus qu’évocateur, vu que cette légende du Zouglou ivoirien a reconnu son addiction à la drogue dans un entretien avec Amobé Mévégué pour « À l’affiche » (France 24, 11 décembre 2019). 

La prolifération des quartiers Colombies en Côte d’Ivoire ces dernières décennies est à mettre en rapport avec l’ampleur du phénomène de la drogue. Tout commence avec la crise des économies de plantation. Le commerce de la drogue et l’« innovation cannabis » interviennent en relais de la rente forestière (E. Léonard, 1997). Cela explique la forte concentration des Colombies dans les anciennes zones de production de cultures de rentes (café, cacao) comme San-Pedro (Bardot), Man, Soubré et Gonaté. Dans ces localités le cannabis est cultivé sous les caféiers ou cacaoyers. Les quartiers Colombies à Abidjan sont dus à sa qualité de principale place financière. À cela s’ajoute son ouverture sur la mer qui offre une facilité de trafique. C’est aussi le cas de villes comme San-Pedro et Sassandra. À ce phénomène de la drogue, se trouvent associés d’autres tels que le nouchis, les chinois et plus récemment les « enfants microbes » ou en « conflit avec la loi » (K. S. Yao, 2017).

              Le nouchi serait une contraction de l’expression « Nous, on chie », qui doit être comprise comme « Nous, on en fait à notre tête ». Le nouchiya, c’est donc avant tout le chiément, le comportement déviant et excessif, revendiqué. Quant au terme chinois, il est issu de la transformation de « Chie-moi» qui  signifie littéralement « Rends-moi bête ». Le dernier né de ces phénomènes urbains et sociaux est celui des enfants microbes d’Abidjan, poussés à faire l’« incroyable» sous l’effet de stupéfiants. Ils tirent leur inspiration de la Cité de Dieu, film tourné dans les favelas brésiliennes où pouvoir et ascension sociale riment avec la drogue, le meurtre, l’alcool et le sexe (F. Akendes, 2017).

      Dans cette recherche sur les Colombie, un toponyme devenu dans le contexte ivoirien, un anthroponyme a attiré notre attention. C’est le surnom Général Bogota de Guillaume Soro Kigbafori à la FESCI (Fédération Estudiantine et Scolaire de Côte d’Ivoire) (V. Duhem, 2017). Pourquoi un tel nom de code ? Le très charismatique leader du mouvement estudiantin aurait-il été en rapport avec la drogue ? Nous ne saurions le dire à ce stade de nos recherches. En Côte d’Ivoire, l’Amérique latine, ce n’est pas seulement la drogue, c’est aussi la Copa América, le continent de grande légendes comme Edson Arantes do Nascimento (Pélé), Diego Maradona, Ronaldo, Ronaldinho, etc.

  1. L’identification au football

       En côte d’Ivoire, le football est le sport roi. L’engouement populaire pour ce sport et ses variantes est énorme :

En se promenant à l’intérieur des ilots résidentiels de Yopougon, il est fréquent de voir des rues, des parkings, des « espaces verts » ou des cours d’école temporairement occupés pour la pratique du «maracana», une sorte de football en miniature qui se joue avec des «petits poteaux» lorsque l’espace à disposition est très réduit ou avec de grands poteaux lorsque le quartier dispose d’une surface de jeu plus vaste (R. Poli, 2003, p. 2-3).

Ce type de football doit son nom au légendaire stade de football brésilien de Rio de Janeiro, rebaptisé Estádio Jornalista Mário Filho en 1966, en l’honneur du journaliste sportif et écrivain Mário Filho. L’emprunt du nom de cette mythique enceinte par ce dérivé de la discipline traduit le rêve chez ses pratiquants de devenir plus tard des joueurs professionnels et l’ambition de faire la part belle au jeu technique et audacieux à l’instar de son modèle, le « futebol » brésilien. D’ailleurs, le maracana en tant que version du football est né avec le retour des premiers ivoiriens du Brésil.

Le football se pratiquait déjà sur de petites surfaces en Côte d’Ivoire. Mais ce sont les étudiants à qui le président Félix Houphouët-Boigny a offert un voyage au Brésil en vue d’attiser à leur niveau la passion footballistique qui l’ont façonné avec « des règles », des « structures » particulières et l’ont appelé «maracana» (AFP, 2010). À l’époque la seleçao avait remporté la Coupe du monde des saisons de 1958, 1962 et 1970. Ses joueurs emblématiques, Pelé, Jairzinho ou Gerson, étaient devenus des icônes planétaires et le Maracana, une cathédrale du football à visiter. Certains passionnés de maracana de l’époque avaient reçu des sur-noms de grands joueurs brésiliens. C’était le cas du ministre des Eaux et Forêts, Mathieu Babaud Darret, qui fut surnommé « Cerezo », en hommage au légendaire milieu de terrain de la seleçao, Antônio Carlos Cerezo ou Toninho Cerezo, Bien que le maracana ait eu à ses débuts pour vocation d’être un sport d’élites, il a fallu attendre au début des années 1990 pour voir naitre la première école de football.

        En 1994, l’Académie Mimos Sifcom, centre de formation de l’ASEC (Association Sportives des Employés de Commerce) Mimosas, est créée au sein du complexe sportif Sol Béni. Jean-Marc Guillou, un ex-international français nommé Manager Général du club un an plus tôt, y devient l’encadreur. Il est assisté par le brésilien Joël Carlos Gustavo.  Cet autre formateur, en accord avec le premier, donna un sur-nom brésilien, formé à partir du nom ou prénom, à chacun des académiciens (K. Adama, 2021)

Tableau no 1 : Quelques exemples de surnoms

Nom de l’académicien

Surnom brésilien

Dansoko Mamady

Mamadinho

Kalou Salomon

Kalounho

Yao Kouassi Gervais

Gervinho

Zézé Venance

Zézéto

Beugré Ahiba Hermann

Pacheco

Tableau réalisé par l’auteur

           Ces brésiliens ivoiriens ont fait les beaux jours de l’académie mimos Sifcom et du football en Côte d’Ivoire. Leur style, fait de techniques d’évitement et d’invention de nouvelles techniques, était à l’image de certains « montres » brésiliens du ballon rond de l’époque : Ronaldo Luís Nazário de Lima R-9 dit Il Fenomeno et Ronaldo de Assis Moreira alias Ronaldinho. Ces joueurs au talent fou, arrivés en Europe dans les années 1990, respectivement au PSV Eindhoven (Pays-Bas) et au FC Sion (Suisse), ont su se hisser au sommet du football mondial grâce à leur vitesse, rapidité de mouvement, puissance, agilité, équilibre, drible et finition.

                Le 7 février 1999, quand les jeunes footballeurs issus de l’Académie Mimos Sifcom lié à l’ASEC, tous âgés de moins de 18 ans, remportent, à la surprise générale, la Super coupe d’Afrique en battant la très talentueuse et expérimentée Esperance de Tunis, le quotidien Fraternité Matin titre : « L’ASEC comme le brésil de 1970 » (cité par K. Adama, 23 avril 2021). Pour beaucoup de personnes, cette équipe brésilienne de 1970 est la plus grande et celle qui a brillé le plus fort dans l’histoire du football mondial. Parce qu’elle décrit un autre football, est considérée comme l’essence même du football brésilien. Elle innove par sa philosophie, ce côté assemblée générale des artistes, sa recherche tactique, principalement dans la création des espaces, combinant passes et dribles.

            Après sa brillante victoire contre l’Esperance de Tunis, l’Académie Mimos Sifcom devient : « synonyme de football-champagne, de joie de jouer et de gagner, de spectacle, de foot à la… brésilienne ». (Guillou, 2010).  Certains de ces joueurs se voyaient même comparés aux meilleurs joueurs du monde. Zézé Venance (Zézéto) était appelé le Ronaldo ivoirien. L’ex-international ivoirien, Kalou Salomon (Kalunho), à la suite de la signature du contrat avec le club brésilien de Botafogo à Rio de Janeiro, dans un tweet a écrit : « Mon frère Gervinho, je te devance dans notre 2eme pays » (L. Trabi, 2020). Pour la majorité des ivoiriens, « L’Amérique du Sud est le continent du football » et le Brésil des joueurs de génies comme Pélé, Carlos alberto, Eduardo Gonçalves de Andrade (Tostao), Ronaldo, Ronaldinho, etc. reste le plus grand pays du football continental et mondial.

Avec cette génération dite dorée, l’ASEC a remporté plusieurs trophées. Cependant, sa victoire, peut-être la plus significative, est honorifique. En 2012, il a reçu le titre de meilleur club formateur au monde devant l’argentin Boca Juniors et le brésilien Flamengo. À l’époque, douze de ses anciens pensionnaires évoluaient dans les meilleures ligues européennes (A. Billebault, 2018). Les frères Touré, Kolo et Yaya, à Manchester City, Emmanuel Eboué (Arsenal), Didier Zokora (Maestro) à Saint-Etienne, N’dri Koffi Romaric  (Séville),  Gervinho (Lille) etc. Pour l’ivoirien, même si le football est né en Europe, il a acquis une certaine originalité en Amérique latine. Les conditions de sa réception et de son développement, l’antagonisme avec le « Vieux Continent », en ont fait une culture de masse spécifique et très puissante, un objet profondément transformé et sans cesse récréé, entrainant l’apparition de structures originales.

Les surnoms des académiciens n’étaient donc pas innocents. Ils renfermaient un substrat d’imaginaire et d’identification associé au professionnalisme brésilien. Ces appellations avaient une grande portée onirique. Elles traduisaient l’aspiration de la pépinière de jeunes talents à faire carrière dans le football. Plus encore, il s’agissait de parvenir à une industrialisation du football comme en Amérique latine et plus particulièrement au Brésil.  Cette économie du foot reposerait sur la manne des transferts de joueurs vers le reste de la planète, plus particulièrement vers l’Europe.

L’entrée fracassante de ces « diablotins » ou « gamins » dans le football africain a fait naitre un mythe : « le mythe d’une jeunesse qui gagne à travers le football » (R. Poli, 2003). Ce mythe a traversé toutes les couches sociales et marqué plus fortement les classes les plus populaires, auxquelles très souvent, il ne reste plus grande chose pour « aspirer à un avenir meilleur ». Le résultat, c’est la création de centaine de centres de formation dans la seule ville d’Abidjan. Mais, bien que l’Académie Mimos Sifcom ait révolutionné le foot ivoirien avec un style de type brésilien, il convient de souligner que d’autres joueurs le pratiquaient bien avant. Ce fut le cas de Laurent Pokou, l’homme d’Asmara.

La légende brésilienne du football mondial, Pelé, en 1972 a encensé cette gloire ivoirienne en disant : « J’ai trouvé mon successeur. Il s’appelle Laurent POKOU. Il n’a qu’un défaut. Il n’est pas brésilien » (Mondialsport.ci, 2016). En Côte d’Ivoire, le Brésil est plus connu pour son football. Cet imaginaire est entretenu par les grandes légendes du foot brésilien. Cette diplomatie culturelle explique l’arrivée de Pélé en Côte d’Ivoire en 1966.  En 2018, c’est Ronaldinho qui y a séjourné du 29 novembre au 02 décembre, avec une quarantaine d’hommes d’affaire brésiliens (L’intelligent, 01décembre 2018). Au-delà du football, l’Amérique latine, c’est aussi les révolutions.

  1. L’identification à la révolution

En Amérique latine, il y a eu deux types de révolutions : d’abord, les révolutions d’indépendance et, ensuite, celles qui ont eu lieu après. À travers ces révolutions, il s’agissait de dépassés les clivages du continent : créoles contre espagnols, créoles contre indiens et noirs, grands propriétaires contre péons, États « incomplets » contre grandes puissances occidentales. À cette faiblesse essentielle, ont tenté de répondre depuis plus de deux siècles, différentes révolutions. Ce projet de construction d’un ordre social et politique idéal s’est souvent pensé en termes d’un changement radical.

Cette tentation révolutionnaire a, pendant longtemps, séduit les acteurs sociaux et politiques. Elle s’est présentée sous deux formes : soit la prise du pouvoir par les armes ; soit le caractère polarisant de la tentative de transformation sociale entreprise par un pouvoir légalement établi. Dans le premier cas, il y a les exemples cubain et nicaraguayen et dans le second, le Chili entre 1970 et 1973. Selon Y. Prost, ce paradigme révolutionnaire en Amérique latine a connu trois vagues.

La première, provoquée par le séisme cubain, s’est échouée à la mort d’Ernesto Guevara et de Salvador Allende. La seconde, alimentée par la crise économique, le mal-développement et les mutations propres à l’ensemble de l’économie mondiale, a trouvé dans les sociétés les plus inégalitaires des Andes et de l’Amérique centrale un nouveau terrain à partir du milieu des années 1970. Ces mouvements maximalistes et parfois millénaristes affectèrent le Guatemala, le Salvador, le Nicaragua, le Pérou, retrouvant un nouveau souffle en Colombie. Enfin, une troisième vague a porté des semblants de révolution, plus dans la rhétorique que dans le conflit véritable : Chiapas, Venezuela (2008, p. 61).

Le format de la révolution a varié dans le temps. Si dans le contexte de la guerre froide, la révolution semblait toujours imminente, elle va s’essouffler, au tournant des années 1990. Le contexte international lui étant devenu défavorable avec le discrédit du paradigme marxiste et l’effondrement de l’URSS. Le phénomène a aujourd’hui décliné, mais l’histoire et l’univers conceptuel de la politique du continent restent ceux d’un monde où le changement a très souvent emprunté la voie des armes.

Bien sûr, il eut beaucoup de révolutions en Amérique latine. Cependant, celle qui a le plus marqué le monde, c’est la révolution cubaine, la révolte la plus spectaculaire contre l’impérialisme nord-américain. Cuba était une « écharde rouge » dans le monde uniformément occidental. L’écho planétaire de ce changement radical dans les institutions politiques de la plus grandes des îles caraïbes, fera de ses principaux acteurs, des icônes révolutionnaires. Les castristes, il en aura en Amérique latine et partout ailleurs. Dans le milieu universitaire, le nom Castro est adopté par certains membres de la FESCI, comme surnom de guerre (Entretiens de Human Rights Watch, 2007). À l’Université Alassane Ouatara (UAO), un marché estudiantin porte même son nom.

Image 1 : marché Fidel Castro du campus 1 de l’UAO /Photo réalisée par l’auteur

Cependant, de tous les acteurs de la révolution cubaine, El Guerillero Heroico ou guerrier héroïque reste de loin le plus célèbre. Sa photo est devenue après son exécution le 9 octobre 1967 à La Higuera en Bolivie, à l’âge de 39 ans, la plus diffusée à travers le monde. C’est probablement celle qui a recouvert le plus grand nombre de murs de chambres d’adolescents et l’un des visuels les plus célèbres. Son image sera l’une des plus reproduites de l’histoire de la photographie, transformant ainsi le Che en une icône révolutionnaire, pop et marketing. En Côte d’Ivoire, on trouve des T-shirts et divers gadgets à l’effigie du Che. On trouve aussi sa photo et son nom sur des gbaka[1].

                                    Image 2 : L’image du Che sur un gbaka

 

Source : AFP, (2017), «50 ans après sa mort, le « Che » Guevara célébré à Cuba et en Bolivie », Le Monde, 50 ans après sa mort, le « Che » Guevara célébré à Cuba et en Bolivie – Challenges, 12/06/2021.

 

Guillaume Soro, ancien « secrétaire général » de la FESCI, pour l’important rôle qu’il a joué dans la mobilisation estudiantine contre le régime Bédié, fut surnommé « le Che » (Banegas et Losch, 2002 : 146). Un autre révolutionnaire discret mais cette fois dans le domaine des arts est Dj Kedjevara (Yao Parfait). Le nom de l’artiste est inspiré du révolutionnaire argentin Che Guevara. Il doit son orthographe à la contraction d’un surnom que lui aurait donné son entourage : «Kédjénou de varan», pour mieux rendre compte de sa personnalité et force de caractère (dreammaker.ci).

  1. La musique

    Dans les années 1960, Cuba intègre le bloc de l’Est et joue un rôle majeur dans l’Afrique postcoloniale. Il envoie des centaines de milliers de Cubains combattre au Congo, en Angola, en Guinée-Bissau. Ces tentatives d’exportation la révolution en Afrique se sont soldées par des échecs. Finalement, la plus grande ile des caraïbes réussira là où elle s’y attendait le moins, le domaine culturel, en particulier musical dans lequel les legs semblent les plus solides. Les rythmes afro-cubains, les Charagua et cha-cha-cha de l’Orquestra Aragón, fondé en 1939 à Cienfuegos, ont bercé toute l’Afrique (A. Kidjo, 2019) et influencé les plus grands orchestres.

Parmi ceux-ci, certains ont choisi des noms à consonance latine eu égard à cette influence.  Les exemples au niveau africain sont l’Orchestre Poly-Rithmo du Bénin, le Bembeya jazz de Guinée de Conakry, le groupe Africando et les Maravillas de Mali. Le nom de ce dernier groupe fait référence au groupe en vogue sur l’île Maravillas de Florida dans les années 1960. Les Maravillas ont reçu une formation musicale complète à Cubain, dans le style des grands orchestres comme l’Orquesta Aragon. Ils y sont nés et y ont même sorti leur tout premier album Africa Mia en 1967 (A. Berthod, 2020).

L’influence de la musique cubaine au niveau ivoirien se traduit d’une part par l’existence de l’acronyme AMAC (Amis de la Musique Afro Cubaine). D’autre part, elle s’exprime par la présence, dans environnement ivoirien, de noms de groupes comme Les Grands Colombias du peuple, L’Orchestre Audiorama, Les Kantadors de la capitale, Bella Mondo Africa (2007). Certains chanteurs, pour marquer cette identification culturelle, ont pris des noms d’origine latine.

            Tableau no 2 : Les chanteurs avec des noms d’origine latine

Nom d’artiste

Rythme

Nom

Influences

Wognin Pedro

soul

Wognin Ayomou

Sexteto Habanero, Los Compadres, Orquesta Aragon

Bailly Spinto

slow

Gallet Bailly Sylvestre

Afro-cubain (Naliye Gnimo) / salsa

Ernesto Djédjé

Ziglibithy

Djédjé Blé Loué Ernest

Disco dance, Makossa, Rumba cubain

 

Tableau réalisé par l’auteur à partir de B. D.  Djandué  (2021) et youtub.

 

  1. L’identification aux telenovelas

Pour l’ivoirien, l’Amérique latine, c’est aussi les telenovelas. Marimar, Dona beija, Rubi, Muñeca Brava, La Patrona, En otra piel, El diablo, pour n’en citer que quelques-uns, sont très suivis (Y. Gourlay, 2019 ; Africanews, 2017). Certains ont connu un franc succès et leurs influences ont été palpables dans la mode. Il y a eu des robes et des poupées Marimar ; des tee-shirts, sachets plastiques et chaussures Marimar et Sergio ; des mèches de tresse Daniela et New Beija (Dona Beija); une coiffure Raíza Alarcón (Z. E. Diomande, 2021, p. 148). Les graves manquements occasionnés les télénovelas chez les sages-femmes dans l’exercice de leur fonction, ont amené le ministère de la Santé et de l’Hygiène publique de Côte d’Ivoire, Aouélé Eugène AKA à interdire en janvier 2021, l’installation des postes téléviseurs dans certaines salles des hôpitaux publics.

        Les telenovelas ont acquis une telle audience qu’ils ont même impacté les noms ou prénoms donnés aux enfants nés au cours des dernières décennies (Z. H. Boho, 2016, p. 8). Dans la nomenclature anthroponymique, on constate, de plus en plus, la présence de noms ou prénoms à connotation latine (hispanophone, lusophone ou italianophone). En guise d’exemple, on peut citer des anthroponymes comme Manuella, Luna, Anita, Andrea, Christiana, Olivia, Manuel, Felicia, Carmen, Patricia, Graciela, Sandra, Ericka, Ortiana, Anna, Sara, Emma, Flora, Sonia, Ornella, Amanda, Fabiola, Olivia, Maria, Linda, Emmanuela, etc. (Z. E. Diomande, 2021, p. 153). Ces pratiques onomastiques importés renvoient à des imaginaires de l’Amérique latine et évoquent de nouveaux modes de socialisation au sein des familles et de la société ivoirienne toute entière.

Conclusion

La Côte d’Ivoire, pays francophone, a aujourd’hui dans ses pratiques onomastiques, de nombreux toponymes et anthroponymes à connotation latino-américaine. L’usage de ces noms, prénoms et sur-noms dénotent non seulement d’une sorte de (re)configuration de l’espace socio-sémiotique ou d’un type spécifique de rapport à l’espace, mais aussi d’une certaine fluctuation dans la nomenclature anthroponymique. Ces changements sont le reflet d’identifications diverses du sous-continent américain : drogue, football, révolution et telenovelas. Ils renferment en eux le substrat de l’imaginaire ivoirien sur l’Amérique latine. Pour l’ivoirien, l’Amérique du sud, c’est la terre de Pablo Escobar et du Chapo ; du roi Pélé et Diego Maradona, Ronadinho et Ronaldo ; de Fidel Castro et Che Guevara ; des télés romances. Une représentation construite à partir de stéréotypes, la plupart du temps, forgés au fil des années par les films ; les championnats dans les pays européens, la coupe du monde et la Copa América de football et le système d’information monde. Certains de ces stéréotypes ont besoin d’être déconstruits par la promotion de contrevaleurs.    

 

Références documentaires

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[1] Le gbaka est un minibus de 18 places utilisé à Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire. Le nom gbaka a été donné à ce type de véhicule en raison de son ancienneté, de sa vétusté et de son mode de chargement hétérogène. Le mot gbaka signifie « squelette » en langue malinké, c’est-à-dire un véhicule qui a perdu tout confort.

 

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