Infundibulum Scientific

DE L’HERMÉNEUTIQUE DU MVETT : UN RENOUVELLEMENT DES ÉPISTÉMÈS EN AFRIQUE

Steeve Elvis ELLA
Enseignant-Chercheur
École Normale Supérieure/Libreville

Résumé :

En Afrique centrale, la tradition du Mvett se donne d’abord à voir et à entendre comme un art oral, transmis de maître à disciple par le mode de l’initiation. Plus largement, le Mvett désigne une institution de la parole qui comprend le joueur, l’instrument et l’épopée de laquelle se dégage toute une littérature. Or depuis que cet art est passé de l’oral à l’écrit, il a rendu possible un travail scientifique significatif allant de la traduction à la création des concepts, avec pour ouverture son accès à un large public et un renouvellement des épistémès. Cette contribution vise à examiner la tâche de l’activité philosophique en Afrique, en s’appropriant la non-philosophie, c’est-à-dire un pan de la tradition orale africaine appelé Mvett ou épopée pour en élaborer un discours d’autorité scientifique notoire.
Mots-clés : Mvett, Tradition orale, Écriture, Mvettologie, Immortalité.

On the hermeneutics of Mvett: a renewalof epistemes in Africa

Abstract:

In Central Africa, the Mvett tradition is first seen and heard as an oral art, transmitted from master to disciple by the mode of initiation. More broadly, the Mvett designates an institution of speech that includes the player, the instrument and the epic from which a whole literature emerges. Since this art has moved from the oral to the written, it has made possible a significant scientific work ranging from translation to the creation of concepts, with for opening its access to a wide audience and a renewal of epistemes. This contribution aims to examine the task of philosophical activity in Africa, by appropriating non-philosophy, that is to say a part of the African oral tradition called Mvett or epic to elaborate a discourse of notorious scientific authority.
Keywords: Mvett, Oral Tradition, Writing, Mvettology, Immortality

De la hermenéutica de Mvett: una renovación de las epistemes en África

Resumen:

En África central, la tradición de Mvett se ve y escucha por primera vez como un arte oral, transmitido de maestro a discípulo por la vía de la iniciación. Más ampliamente, el Mvett designa una institución del habla que incluye al ejecutante, el instrumento y la epopeya de la que emerge toda una literatura. Sin embargo, al pasar este arte de lo oral a lo escrito, se ha posibilitado un importante trabajo científico que va desde la traducción hasta la creación de conceptos, con la apertura de su acceso a un amplio público y una renovación de epistemes. Esta contribución pretende examinar el quehacer de la actividad filosófica en África, apropiándose de la no-filosofía, es decir, de una parte, de la tradición oral africana, llamada Mvett o épica para desarrollar un discurso de autoridad.
Palabras clave: Mvett, Tradición oral, Escritura, Mvettología, Inmortalidad.

Introduction

En contexte oral, l’histoire se déroule préférentiellement dans le monde de l’épopée. Celle-ci est le mode de constitution du mémorable, qui procède par superlativisation autour des « grands noms » et des « grandes actions » afin de les arracher à la contingence (M. Diagne, 2011, p. 632.)

C’est dans la partie de l’Afrique centrale, notamment au Gabon, au Cameroun et en Guinée Équatoriale que la tradition du Mvett est présente et vivante, en dépit de la disparition de nombreux grands maîtres de cet art caractérisé par sa masculinité et sa virilité. On citera par exemple maîtres Zwè Nguema Ndong qui a exercé le Mvett aux années 1950-1970, Akué Obiang qui pratiqua les Mvett aux années 1970-1980 ou Okot Essila qui pratiqua le Mvett au début du siècle précédent. Il s’agit d’une tradition orale, transmise par la voie de l’initiation de maître à disciple dans laquelle l’homme africain met en avant sa culture, son imaginaire, sa religion et sa langue. Quoiqu’on dise, nous savons avec Tsira Ndong Ndoutoume que « l’Afrique est restée africaine »[1] (1970/1983, p. 11). C’est la raison pour laquelle nombre de ses lettrés, malgré la maîtrise des langues occidentales et des cultures qui s’y rattachent n’ont pas renoncé à repartir aux sources pour apporter au monde une part d’eux-mêmes. C’est l’exemple de l’auteur graphique du Mvett écrit de bonne heure en 1970[2], lequel s’est prêté aux rites d’initiation, aux exercices et pratiques de la tradition orale avec ce naturel et cette candeur plutôt rares chez les Africains qui se sont assis sur les bancs de l’école occidentale à telle enseigne que, parmi les multiples choses qu’il a apprises dans son village natal, l’auteur s’est initié à l’art du Mvett Il ne s’est pas borné à jouer du Mvett dans les milieux traditionnels fang, au corps-de-garde[3], il a fait mieux en rendant le Mvett accessible au monde entier, c’est-à-dire aux non locuteurs fang en le fixant définitivement sur du papier : « Tsira Ndong joue du Mvett sur du papier ! » (1975, p. 68.)

On ne saurait parler du Mvett sans en donner la définition, sans en préciser les contours. La question est alors celle de savoir : qu’est-ce que le Mvett ? Si on s’en tient à la parole des maîtres comme Zwè Nguéma (1972) ou Osomo Daniel (1978), on accordera que le mot « Mvett », ou « Mver », selon les régions, désigne à la fois l’instrument utilisé, le joueur et les épopées racontées desquelles se dégage toute une littérature. À partir de là, nous devons comprendre que le Mvett est d’abord une tradition orale, une institution de la parole qui met en perspective les problèmes qui tracassent les humains à une époque donnée. Ces problèmes sont par ailleurs analysés d’un point de vue philosophique dans la mesure où la philosophie se préoccupe de la question de l’homme du point de vue de son interrogation cardinale : qu’est-ce que l’homme ? Pour nous, et avant toute chose, il est question de montrer que le passage du Mvett de la forme orale à la forme écrite n’est pas sans conséquence majeure au plan notamment de la distanciation. Le nerf de l’argumentation est le suivant : la compréhension de soi devient un objet de médiation qui culmine dans la compréhension de l’autre. Autrement formulé : ce que cette conversion du « texte oral » en « texte écrit » suggère, c’est fondamentalement la réappropriation d’un nouveau monde culturel dans lequel « le discours écrit se suscite un public qui s’étend virtuellement à quiconque sait lire ». (P. Ricœur, 1986, p. 125.). De telle manière que le texte du Mvett éclate le monde fang dont il est constitutif originairement, en un monde nouveau c’est-à-dire commandé par une tradition herméneutique de lecture.

Deuxièmement, philosopher à l’aune d’une tradition africaine comme celle du Mvett, c’est montrer que la philosophie a la possibilité de s’alimenter à une autre source autre qu’elle-même ou qui soit en apparence étrangère à elle-même. Car depuis l’Antiquité grecque, les sources poétiques ou mythologiques, c’est-à-dire en un mot, les « marges » ont souvent constitué une matière à penser pour la philosophie. À cet égard, J. Derrida fait bien de souligner cette idée que « la philosophie a toujours tenu à cela : penser son autre. Son autre : ce qui la limite et dont elle relève dans son essence, sa définition, sa production. » (1972, p. I.). Notre enjeu devient alors le suivant : comment philosopher à partir d’une tradition orale vivante ? Et en quel sens le particulier a-t-il partie liée à l’universel ? Ou encore : comment philosopher de manière suggestive et pertinente aujourd’hui à partir des « marges de la philosophie » (J. Derrida, 1972) ou tout simplement à l’aune de l’autre de la philosophie, notamment le Mvett ? Ainsi donc, notre hypothèse de travail consiste à dire que philosopher à partir de la philosophie, c’est bien, mais philosopher à partir des récits africains a quelque chose de suggestif et d’original. L’objectif de cette étude est d’établir qu’il est possible de construire un discours scientifique distinct à partir d’un imaginaire propre à une culture africaine donnée. D’où le plan ternaire que nous envisageons, à savoir : (1) présentation de l’épopée Mvett comme une institution de la parole, (2) conversion de la forme orale du Mvett en forme graphique pour marquer une philosophie de l’altérité, et (3) renouvellement des épistémès en Afrique à partir d’une construction conceptuelle.

1. L’épopée Mvett, une institution de la parole

« Melo me bèègue !Me bèègue Mvett ! – A tarê na’a : « Me kobegue ! – Que les oreilles écoutent ! – Qu’elles écoutent le Mvett ! » « Au commencement : « je parle ! » » « Nkobe : la Parole », « Nkobe : le verbe ».

C’est par ces mots que les conteurs de Mvett entrent en scène et disent l’épopée. Le Mvett est une épopée fang qui est dite, jouée et chantée par un artiste musicien appelé Mbom Mvett. Et à chaque fois que ce dernier se produit, il instruit son auditoire de la manière suivante : « Que les oreilles écoutent ! Qu’elles écoutent le Mvett ! » Ces deux formules narratives expriment l’idée qu’à l’origine, le Mvett est verbe, parole, et le conteur qui narre le récit est un maître de la parole. Celle-ci s’adresse à un public composé essentiellement d’hommes, lesquels accompagnent le conteur en chœurs et méditent le récit. Cette parole unit le conteur et son auditoire, puisque c’est par elle que s’établit la dialectique nécessaire qui redistribue de manière inégale la prise de parole pendant la séance de Mvett.

En effet, le conteur de Mvett initie la parole, et du début à la fin de l’épopée : il en est le maître. Dans ces conditions, il se sert de son instrument pour accompagner le récit, chanter des chansons avec le refrain de l’auditoire. Cet instrument inspire le joueur, lui rend sa mémoire et son assurance, avive l’attention des auditeurs. C’est aussi pour cette raison que le Mvett conjoint la parole, l’instrument et le conteur, dans la mesure où « l’instrument et le joueur se complètent. Si le premier « dicte » le récit, le second quant à lui traduit et mime. Les teneurs de baguettes marquent la cadence et l’auditoire répond en chœur aux chants. Le récit devient alors saisissant, vigoureux, captivant. C’est pour cette raison que le Mvett est considéré comme un art total qui intègre plusieurs éléments hétérogènes et complémentaires. Et la particularité du diseur de Mvett est qu’il incarne à la fois le joueur parce qu’il joue de l’instrument, le metteur en scène, parce qu’il narre le récit en mettant en perspective des personnes qu’il sait imiter comme s’il était un acteur du récit, le chanteur qui compose des chants, le danseur qui initie des pas, le parolier qui donne des proverbes, le généalogiste qui remonte le temps et indique de qui il tient son art. En ce sens, même si le Mvett raconte « les épopées d’un peuple guerrier imaginaire » (T. Ndong Ndoutoume, 1983, p. 17), il n’en demeure pas moins qu’il désigne aussi un art total, tout en accordant que « cet art est une certaine approche du réel » (S. Bachir Diagne, 2019, p. 16).

Cela étant, la parole à travers laquelle le Mvett nous instruit est appelée épopée ; celle-ci ne raconte pas une seule et même histoire ; elle dit plusieurs récits toujours différents les uns des autres, mais avec la même trame, à savoir deux peuples hostiles, dans un monde imaginaire et merveilleux : le peuple d’Engong (peuple de fer) ou les Immortels, et le peuple d’Okü ou les Mortels. Ces derniers luttent constamment contre les premiers dans le but de leur arracher le secret de l’immortalité qu’ils gardent avec une jalousie féroce. Cet éclairage est nécessaire et autorise d’établir que les épopées du Mvett, en dépit de cette trame commune, ne se ressemblent jamais : que ce soit le Mvett joué au Gabon[4], au Cameroun[5] ou celui exprimé en Guinée équatoriale[6].

Mais il y a également une généalogie des diseurs de Mvett dont chacun se rattache à la fois à une École et à un maître : dans ce domaine S.-M. Eno Belinga (1978, p. 15) est très précis lorsqu’il souligne que « l’authenticité d’une École de Mvet est garantie par les Mystères de la théogonie, de la cosmogonie, de la psychologie et de la physique qui constituent la tradition initiatique commune à tous les Bebômô-Mvet d’une même filiation. […]. Les Bebômô-Mvet, poètes chanteurs et danseurs, sont reçus maîtres au bout d’un cycle complet d’initiation. Ils sont des initiés de très haut rang. » En effet, aucun vrai barde ne peut dire le Mvett ex nihilo, mais chacun est toujours le descendant spirituel d’un grand maître auprès de qui, il reçoit, pendant des années, des enseignements érudits et ésotériques, puis des enseignements pratiques faits de connaissances techniques et musicologiques avant de se produire au milieu d’un auditoire. Cette tradition filiale est propre au Mvett et permet d’apprécier non sans distinction les styles, les Écoles ou les maîtres célèbres.

2. De l’art oral au concept d’écriture : entre traduction et herméneutique

Il vaut de noter que l’art Mvett a connu une révolution graphique à partir de laquelle on est passé d’une tradition orale de conteurs à une tradition écrite exprimée doublement par la transcription phonétique et la traduction des épopées en langue française et espagnole. En effet, l’historiographie du Mvett nous amène à voir qu’un travail scientifique de longue haleine a été réalisé par de nombreux chercheurs et par quelques diseurs de Mvett eux-mêmes, à telle enseigne qu’aujourd’hui nous avons non seulement des corpus conservés à l’état brut sous forme d’enregistrements, et des transcriptions de plusieurs épopées, desquels se dégage un travail herméneutique patient et rigoureux. À la faveur de ce travail donc nous parvenons à comprendre les niveaux de significations à la fois de la condition humaine et des rapports de l’homme à la nature, à la géographie, à l’histoire ou à la spiritualité. L’auteur de Le Mvett épopée fang avait le premier exprimé ce sentiment de perte et cette nécessité de passer de la forme orale à la forme écrite en mettant en évidences les enjeux liés à la conservation de la culture orale et à sa diffusion. Lisons-le ici : « l’auteur viole la tradition et trahit ses maîtres en confiant le Mvett à la plume. Aussi l’œuvre est-elle fade, imparfaite, car rien au monde ne peut remplacer le cadre du village, l’atmosphère du corps-de-garde, le rythme des grelots et des baguettes, la mélodie du Mvett, les trépidations des plumes d’oiseaux et de peaux de bêtes sur la tête et les bras du joueur. » (1983, p. 18-19).

Qu’est-ce à dire ? Cela revient à dire que le Mvett écrit constitue un changement notoire par rapport au Mvett oral originaire, puisqu’il est du tout au tout (du moins sur la forme) différent. Toute la mise en scène, tout ce qui confine au particulier et à la singularité de cet art est sacrifié au profit de l’écriture. Ce travail de recherche a conduit le Camerounais S.-M. Eno Belinga (1978, p. v.) à confier, en « Avant-propos » de sa transcription et traduction de l’épopée du maître Osomo Daniel la chose suivante : « C’est à tous ceux-là, que j’ai tout d’abord pensé lorsque j’ai définitivement adopté le système de transcription phonétique qui a servi à fixer cette belle épopée de Mvet, dont l’un des héros a inspiré le titre. En effet Efen-Ndôn étant de la tribu des Blum Hommes Bleus est un Moneblum, c’est-à-dire un Homme Bleu ».

À ce point du chemin, plus rien n’est identique, car nous sommes exactement dans l’autre de l’écriture et par l’écriture. Il va de soi qu’ici, la tradition orale se différentie de la forme écrite, et « jouer du Mvett sur du papier » est tout autre chose que jouer du Mvett au corps-de-garde c’est-à-dire dans le contexte traditionnel de base. Ce passage du Mvett oral au Mvett graphique ; cet avantage confié à la lettre en complément dialectique de la parole entraîne incontestablement une perte puis le passage d’un monde ancien vers un monde nouveau. À cet égard, il y a lieu de confesser une forme de regret doublé d’une certaine nostalgie caractéristique du sacrifice de l’ancien monde. Tsira Ndong Ndoutoume parle même de « trahison » des maîtres. Cette trahison a néanmoins favorisé l’émergence d’un nouveau public acquis, non plus à la langue fang, mais à la langue française ou espagnole, du moment où le Mvett graphique transforme l’auditoire du corps-de-garde en un public nouveau constitué de lecteurs. « En conséquence l’auteur sollicite l’indulgence du lecteur qui appréciera à leur juste mesure, les difficultés survenues au moment où, privé de son instrument et du milieu dans lequel il a coutume d’évoluer, il s’est vu obligé de rompre avec la tradition orale pour céder la place à l’écriture. » (T. Ndong Ndoutoume, 1983, p. 19.). On le voit bien, le Mvett écrit sacrifie les locuteurs au profit des lecteurs, lesquels sont plus nombreux à travers le monde que les premiers. Or, c’est là que se précise le mérite d’un tel changement, à savoir que là où la tradition orale confinait et réduisait cet art aux seuls locuteurs Fang ou Beti, la tradition moderne de l’écriture l’ouvre au contraire au monde, et donc plus largement aux non locuteurs Fang.

Et c’est là que la notion de « texte » chère à P. Ricœur (1986) prend tout son sens : à savoir que « tout discours fixé par l’écriture » autrement dit un « Mvett joué sur du papier » (Tsira Ndong Ndoutoume, 1975, p. 68) deviennent plus significatifs qu’une tradition orale close ou repliée sur elle-même. Qu’est-ce à dire ? Cela revient à dire que le monde oral, autrefois clos à cause de la barrière de la langue, s’ouvre désormais au monde écrit, c’est-à-dire à l’ensemble de ceux qui savent lire grâce à la traduction offerte en une langue autre que la langue d’origine. De telle manière que la chose du Mvett n’est plus simplement la chose des Fang-Beti, mais la « chose » de tous. Dans ce sens, le Mvett écrit devient quelque chose de nouveau et d’accessible à un plus grand nombre, une richesse qui peut servir aussi bien le public fang – public particulier – que le public universel composé de non Fang – public plus large, d’où l’idée que :

Ce qui est vrai des conditions psychologiques l’est aussi des conditions sociologiques de production du texte ; il est essentiel à une œuvre littéraire, à une œuvre d’art en général qu’elle transcende ses propres conditions psycho-sociologiques de production et qu’elle s’ouvre ainsi à une suite illimitée de lectures elles-mêmes situées dans des contextes socioculturels différents » (P. Ricœur, 1986, p. 124-125).

L’épopée Mvett, sous sa forme écrite, convie désormais à une tâche nouvelle, celle de lire, là où auparavant elle appelait à écouter. Et de fait, les oreilles qui « écoutaient » cèdent désormais la place aux yeux qui « lisent ». À condition de considérer que lire constitue en soi une activité herméneutique qui aboutit à la recherche du sens et donc à la compréhension de quelque chose. Lire, en réalité, c’est expliquer, interpréter, donner à voir derrière les mots ; lire c’est également partager le sens entre lecteurs venus d’horizons différents. Lire : c’est comprendre. Lire renvoie tout autant à une métaphysique de l’absence dans une absence vivante, dès lors qu’une telle activité ne permet jamais de voir ni d’évaluer dans le monde le nombre de personnes qui lisent les textes de Mvett. On sait à tout le moins que ces dernières existent. Cette métaphysique de l’absence dans la forme d’une herméneutique, est une philosophie de l’altérité qui invite à chaque fois à aller chez l’Autre que soi, à visiter son monde, voire à y séjourner. La notion d’absence est le nerf de cette démonstration : l’autre de la philosophie qu’est le Mvett est aussi l’autre désignant autrui lorsque celle-ci n’a pas d’accointance historique avec une tradition orale appelée vivante. De part en part, l’altérité joue à plein régime, et la philosophie est sans cesse confrontée à la non-philosophie ou à autre chose qu’elle-même. On le voit ici : « De la philosophie – s’écarter, pour en décrire et décrier la loi, vers l’extériorité absolue d’un autre lieu. Mais l’extériorité, l’altérité sont des concepts qui, à eux seuls, n’ont jamais surpris le discours philosophique. Celui-ci s’en est toujours occupé de lui-même » (J. Derrida, 1972, p. V).

Aussi la tâche d’une telle conversion littéraire du « texte » permet-elle de mettre en place une herméneutique nouvelle qui convoque moins des fanatiques et des particuliers que des hommes de science, rompus à l’exercice de la lecture. P. Ricœur (1986, p. 125) a beau jeu à concéder l’idée que « le discours écrit se suscite un public qui s’étend virtuellement à quiconque sait lire. » L’écriture du Mvett permet de réaliser son épistémologie, c’est-à-dire un « discours critique » auquel n’importe qui a accès, pourvu qu’il sache lire. Ce changement de régime, senti de bonne heure par des diseurs de Mvett qui ont vu arriver de loin le nouveau monde, et qui ont intégré l’idée que les hommes sont mortels – qu’une fois morts ils emportent avec eux leurs connaissances, leurs techniques, voire leur savoir-faire – a d’ailleurs inspiré T. Ndong Ndoutoume, au crépuscule de sa vie, à écrire : « En outre, ces patriarches s’éteignent de plus en plus, et il est à craindre que l’essence de cet art ne disparaisse totalement avec eux dans un proche avenir. » (T. Ndong Ndoutoume, 1993, p. 17). D’où l’historiographie qu’elle va susciter et le travail herméneutique qui va s’en suivre.

3. Le renouvellement des épistémès en Afrique

Le renouvellement des épistémès en Afrique passe ici par une herméneutique qui fait éclater « le monde du texte » (P. Ricœur, 1986, p. 125). Le monde du texte, ici, renvoie à quoi ? Il renvoie au monde imaginaire du Mvett tout autant qu’il renvoie à une communauté à l’intérieur de laquelle le sens d’un texte peut être suggéré, l’intention de son auteur. Et la tâche de toute herméneutique est d’abord l’explication et la compréhension. Autrement dit : l’herméneutique « met en jeu le problème général de la compréhension » (P. Ricœur, 1969, p. 7) qui comprend le travail sur les textes, la compréhension des traditions ou le sens des énoncés narratifs. À cette fin, tout commence par le concept d’écriture qui est indispensable dans l’élaboration des épistémès. C’est que l’histoire et la culture ont partie liée à l’épistémè, à une échelle qui dépasse le cadre socioculturel de base d’une tradition, fusse-telle orale. Certes, « la notion d’écriture, de trace, de gramme ou de graphème » (J. Derrida, 1967, p. 19) engage d’une certaine manière l’Autre dans le travail d’élaboration des épistémès. Tant qu’une tradition reste close ou s’exerce entre les membres d’un seul et même groupe, avec des locuteurs identiques, elle ne peut faire valablement et objectivement l’objet d’une élaboration scientifique. Dans le cas précis de la tradition orale du Mvett, l’accès à l’autre de la culture orale, le passage à l’écrit demeure un tournant décisif et fondamental pour l’élaboration des épistémès. La face intelligible d’une tradition orale reste sa forme extérieure accessible à l’Autre que soi. Il est acquis, en effet, que l’écriture dénature et rature la voix ou la parole, et donc la culture humaine en général. Parce que, indéniablement :

« L’écriture naturelle est immédiatement unie à la voix et au souffle. Sa nature n’est pas grammatologique mais pneumatologique. Elle est hiératique, toute proche de la sainte voix intérieure de la Profession de foi, de la voix qu’on entend en rentrant en soi : présence pleine et vérace de la parole divine à notre sentiment intérieur » (J. Derrida, 1967, p. 29.).

Autrement dit : le Mvett transcrit et traduit n’altère en rien la présence métaphysique de la vie transcendantale qu’il déploie lorsqu’il est dit sur un ton musical et poétique par le conteur.

Tout est dans le contenu et non dans la forme qui en est le réceptacle. L’écriture du Mvett n’évacue pas cette présence qui fait du Mvett une épopée des Mystères relatifs à la recherche de l’immortalité : toute la vie de l’homme constitue le récit de cette quête permanente. Entre la parole vivante du conteur et la forme scripturaire de l’épopée demeure cette présence vivante, cette spiritualité des origines propres aux récits des origines. Cette spiritualité n’est ni centrale ni latérale, elle est simplement vivante quelles que soient les formes du récit. Par conséquent, de la voix à l’écriture, de la forme orale de départ à l’aspect final écrit de l’épopée Mvett, le plus important est son contenu qui reste à méditer et à examiner sans cesse : le contenu est bien le médium de ce double format de la parole et de l’écriture. Peut-être même que cette « métaphysique de la présence » (J. Derrida, 1967/2007, p. 9) suggère autre chose dans ce passage de la voix à l’écriture, étant entendu qu’ « une voix sans différance, une voix sans écriture est à la fois absolument vive et absolument morte. » (J. Derrida, 1967/2007, p. 115.).

À quoi servirait cette parole divine sans son commerce avec autrui ? La parole suppose toujours ici une voix, et la voix s’entend et institue une langue particulière, là où l’écriture phonétique fait appel au dialogue. La voix indique un souffle, mais ce souffle est mortel ; l’écriture établit une trace, et celle-ci est immortelle et rend immortel. Mieux, comme le montre admirablement J. Derrida (1967, p. 41) : « le concept d’écriture devrait définir le champ d’une science ». Voilà pourquoi n’importe quel chercheur peut discuter du contenu de ses énoncés. Et en dehors de l’écriture il n’en est rien. Pourquoi une telle proposition ? Parce que, selon M. Diagne (2011, p. 634), « la loi suprême de l’initiation est donc celle du secret, du savoir non partagé. » Ce qui revient à suggérer que le passage à l’écriture nous sort de cette situation du non partage pour nous ouvrir aux autres, au dialogue avec les autres, à l’universel partagé. À ce niveau, il vaut de noter que « le Mvett joué sur du papier » a permis de développer un premier concept dénommé « Mvettologie » (G. Biyogo, 1993, p. 5) ou science du Mvett. Effectivement, « dès qu’il est advenu à Tsira de « jouer du Mvett sur du papier », le voile s’est déchiré, et on a pu véritablement commencer à apprendre et à penser. Si le Mvett est pour nous une encyclopédie avec l’étude de son onomastique, sa géographie, sa politique, sa chimie, son économie, sa théorie nucléaire et sa propension vers la télédétection ; il constitue d’abord pour Tsira et pour plusieurs Maîtres, un livre sacré, révélé par Éyo, le créateur par qui tout est advenu. » (G. Biyogo, 2002, p. 13). Et le concept de Mvettologie une fois forgé, fait corrélativement appel à celui de Mvettologue, titre « que nous assignons à ceux qui conceptualisent les recherches sur le Mvett, méditent le genre, avec ses différents enjeux, son interrogation cardinale et élaborent une herméneutique » (G. Biyogo, 1993, p. 5).

Depuis Tsira Ndong Ndoutoume, le Mvett se donne à lire par son enseignement métaphysique comme une quête de l’immortalité radicalisée elle-même par une interrogation sur le sens de l’existence humaine. Bien qu’il s’agisse par ses épopées de la vie dans un autre monde – un monde imaginaire – où les hommes peuvent s’élever jusqu’à l’acquisition de l’immortalité sans passer nécessairement par la mort, il reste que le Mvett est une interrogation sur la vie intérieure et la recherche de l’immortalité dans son sens absolu, parce que, en réalité, au-delà de l’épopée ou de ses aspects esthétiques ou performatifs, ce qu’il faut saisir de manière sous-jacente c’est que l’art Mvett englobe les aspects les plus divers des problèmes relatifs au genre humain. D’où l’idée d’une philosophie de l’homme instruite par et dans le Mvett, et qui suggère les interrogations suivantes : l’homme est-il tout de chair ? En quel sens l’homme est-il un immortel ? D’où l’homme trouve-t-il ses ressources les plus profondes ? L’homme continue-t-il d’exister après la mort ? L’homme est-il à même de tuer la mort ? L’homme est-il finitude ou infinitude ? Autant d’interrogations qui posent « le problème de la disproportion intime de l’homme à lui-même » (P. Ricœur, 2013, p. 22).

En outre, le concept de Mvettologie intègre cette interrogation métaphysique tout autant qu’il peut instruire d’autres aspects touchant à l’économie, à la politique, à l’écologie ou à la physique. Par exemple, selon le Mvett, la théorie écologique instruit que c’est à cause de l’usage abusif et exclusif du métal par les hommes d’Engong que la planète terre connaît la guerre et la menace. C’est pourquoi on peut lire que « dorénavant aucune personne dans le pays, à l’exception de votre chef et de ses émissaires, ne doit se servir de tout ce qui est fer. Toutes les armes, tous les outils, tous les objets composés entièrement ou en partie de fer seront détruits. » (T. Ndong Ndoutoume, 1983, p. 34.).

En fin de compte, on peut dire que le récit produit un nouvel homme désigné par le vocable « l’homme de l’écriture » qui n’est pas auditeur, mais lecteur, condition essentielle pour l’émergence d’une expérience totalement différente de soi et de sa propre subjectivité. Ce nouvel homme est en situation de « distanciation critique » permanente par rapport au récit écrit. Il peut arrêter sa lecture et considérer le texte à froid, il peut revenir en arrière et relire, il peut réfléchir à son contenu. De telle manière que le premier vis-à-vis du texte écrit est cet homme qui lui manifeste l’attention vigilante de la pensée réflexive, en vertu de laquelle, il est en mesure de faire lui-même l’expérience du questionnement, et de devenir en tant qu’homme, son propre questionnement. L’homme du Mvett est en ce sens l’homme réel qui pousse au surpassement, au retournement à soi, à la volonté de surmonter l’obstacle posé là devant lui, à la volonté de dominer ce qui, de l’extérieur de soi, empêche d’accéder à l’intérieur de soi.

Conclusion

Au total, le renouvellement des épistémès en Afrique accorde non seulement l’idée que la philosophie aujourd’hui s’alimente de ce qui n’est pas elle ou de toute matière en apparence étrangère à elle, et de fait, il accorde aussi l’idée qu’elle s’alimente du Mvett entendu comme une tradition culturelle immatérielle toujours vivante. C’est pour cette raison que les chercheurs[7] du continent noir et d’ailleurs peuvent accéder librement à ce monde imaginaire, comme du reste ont-ils ont accès aux mythes platoniciens ou aux épopées ouest africaines, en raison de leur traduction en langue française par exemple. Le travail herméneutique qui s’applique à cet univers épique est la part philosophique qui revient aux fabricants des concepts. Cette tâche ne rencontre plus de barrière linguistique a priori. C’est pour cela que les traditions spirituelles initiatiques de cette nature ne doivent leur survie qu’à l’activité herméneutique, dès lors que « toute tradition vit par la grâce de l’interprétation ; c’est à ce prix qu’elle dure, c’est-à-dire demeure vivante. » (P. Ricœur, 1969, p. 31.). Et à cet égard on peut se satisfaire que l’art du Mvett n’est pas tombé dans l’oubli. Son historiographie nous montre une certaine vitalité inhérente à cette épopée qui forme et informe, qui sert de modèle théorique en matière de renouvellement des épistémès. Grâce à sa forme graphique qui se déploie de plusieurs manières, nous sommes en droit de penser sans ambages, que « le Mvett a accédé au statut des Livres qui font les peuples, comme ce fut le cas de l’Iliade et de l’Odyssée chez les Grecs, ou du Premier Testament chez les Hébreux. » (D. Folscheid, 2014, p. 14).

Références bibliographiques

Assoumou Ndoutoume Daniel (1993). Du Mvett – L’orage – Processus de démocratisation conté par un diseur de Mvett, Paris, L’Harmattan.

Ndong Ndoutoume Tsira (1983). Le Mvett 1 – épopée fang, Paris, Présence africaine/Agence de coopération culturelle et technique.

——————–(1975). Le Mvett – Livre II, Paris, Présence africaine.

(1993). Le Mvett Livre III – L’homme, la mort et l’immortalité, Paris, L’Harmattan.

Bachir Diagne Souleymane (2019). Léopold Sedar Senghor : l’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve.

Biyogo Grégoire (1993). « Préface », Du Mvett. L’orage. Processus de démocratisation conté par un diseur de Mvett (Daniel Assoumou Ndoutoume), Paris, L’Harmattan, p. 5-9.

Biyogo Grégoire (2002). Encyclopédie du Mvett – Tome II. Du haut Nil en Afrique centrale. Le rêve musical et poétique des Fang Anciens : la conquête de la science et l’espérance, Paris-Libreville, Ciref-Icad.

Derrida Jacques (1967). De la grammatologie, Paris, éd. de Minuit.

Derrida Jacques (1967/2007). La voix et le phénomène, Paris, Puf.

Derrida Jacques (1972). MARGES de la philosophie, Paris, éd. de Minuit.

Diagne Mamoussé (2006). De la philosophie et des philosophes en Afrique noire, Dakar/Paris, Ifan-Karthala.

Diagne Mamoussé (2011). « Logique de l’écrit, logique de l’oral. Conflit au cœur de l’archive », In Critique. Revue générale des publications françaises et étrangères, août-septembre-N°771-772, pp. 629-638.

Eno Belinga Samuel-Martin (1978). Moneblum ou l’homme bleu (Un Mvet de Daniel Osomo, Yaoundé, Ceper.

Folscheid Dominique (2014). « Un souffle africain pour la philosophie », Altérité et transcendance dans le Mvett. Essai de philosophie pratique (Steeve Elvis Ella), Paris, L’Harmattan, pp. 11-18.

Ricœur Paul (1969). Le conflit des interprétations : essais d’herméneutique, Paris, Seuil, Coll. « L’ordre philosophique ».

Ricœur Paul (1986). Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986.

Ricœur Paul (2013). Anthropologie philosophique. Ecrits et conférences 3, Paris, Seuil, « La couleur des idées ».

    1. Ce qui, pour l’auteur, voulait dire que l’Afrique, malgré la colonisation, n’a rien perdu à ses us et coutumes, à ses traditions sans quoi, elle perdrait toute identité.
    2. Tsira Ndong Ndoutoume a été initié à l’art Mvett par Zwè Nguema, son maître. Il est alors le premier à avoir transcrit et traduit directement en français son propre Mvett. Tsira, en langue fang, désignant « maître ».
    3. Espace masculin par excellence, lieu de transmission des héritages et de la culture grâce à quoi, l’individu opère la conversion de l’enfance à l’adolescence. C’est aussi là que l’on apprend à parler, à discuter, à argumenter, à proverbialiser.
    4. Les conteurs les plus connus sont maître Zwè Nguéma, maître Ndong Ndoutoume, maître Akué Obiang, maître Ndong Essone, maître Mvome Oko Bikoro. Les deux premiers ont produit des textes traduits en français.
    5. Osomo Daniel, Asomo Ngono Ela, Akué Ebo sont, entre autres, des maîtres bien connus. Nous disposons aujourd’hui d’une transcription phonétique et d’une traduction française des deux premiers.
    6. Okot Essila, tête de file de cette filiation équato-guinéenne, suivi de Moane Ndong Eyi Ncogo, auteur de deux récits en double version fang-espagnole : Akoma Mba : ante el tribunal de dios : epopeya de Nvet oyeng, Libreville, Raponda-Walker, 1997, et Mbuandong, El Antropofago, Libreville, Raponda-Walker, 1997.
    7. Nous avons-nous-même, à la suite de quelques-uns comme Bonaventure Mve Ondo, Grégoire Biyogo ou Angèle Christine Ondo, commencé un travail herméneutique qui a débuté en 2011 avec un ouvrage publié chez l’Harmattan (Paris) : Mvett ékang et le projet Bikalik. Essai sur la condition humaine, et réédité en 2021 chez Symphonia (Libreville) sous le titre Mvett et philosophie. Essai sur le projet Bikalik. Puis en 2014, chez l’Harmattan (Paris) : Altérité et transcendance dans le Mvett. Essai de philosophie pratique. Les références bibliographiques à la fin de cet article donneront une idée nette concernant les textes de Mvett et les textes autour du Mvett.