Infundibulum Scientific

L’ÉDUCATION ET LA FORMATION CITOYENNE A LA LUMIÈRE DE LA PHILOSOPHIE DE NIETZSCHE

Florent MALANDA-KONZO
École Normale Supérieure
Université Marien NGOUABI (République du Congo)

Résumé :

Les sociétés modernes connaissent une profonde crise de l’éducation. Les mutations multisectorielles de la technoscience et la crise des valeurs sont des signes qui montrent que l’éducation est en crise. La notion d’éducation semble devenir caduque. Le présent article se veut une analyse de l’éducation dans la formation du citoyen. L’éducation, chez Nietzsche, se comprend comme l’élevage. Ce dernier a pour objet une forme de révolution dont l’éducation semble avoir besoin pour sortir de la crise. L’élevage est un moyen qui permet d’élever son caractère, c’est-à-dire de parvenir à l’affirmation de soi. Il s’agit donc de montrer l’apport de la notion d’élevage à la formation du citoyen. Dans la perspective de l’élevage, l’éducation donne toutes les possibilités à l’apprenant pour devenir un bon citoyen.
Mots clés : Éducation, citoyen, société, homme, auto-éducation

Citizen education and training in the light of Nietzsche’s philosophy

Abstract:

Modern societies are experiencing a deep education crisis. The multisectoral mutations of technoscience and the crisis of values are signs that show that education is in crisis. The notion of education seems to have become obsolete. This article aims to be an analysis of education in the formation of the citizen. Education, in Nietzsche, is understood as breeding. The latter is aimed at a form of revolution that education seems to need to emerge from the crisis. Breeding is a way to raise one’s character, that is to say, to achieve self-affirmation. It is therefore a question of showing the contribution of the concept of breeding to the formation of the citizen. From the perspective of animal husbandry, education gives every opportunity to the learner to become a good citizen.
Keywords: Education, citizen, society, man, self-education

Educación y formación ciudadana a la luz de la filosofía de Nietzsche

Resumen:

Las sociedades modernas están experimentando una profunda crisis educativa. Las mutaciones multisectoriales de la tecnociencia y la crisis de valores son señales que muestran que la educación está en crisis. La noción de educación parece haberse vuelto obsoleta. Este artículo pretende ser un análisis de la educación en la formación del ciudadano. La educación, en Nietzsche, se entiende como crianza. Este último apunta a una forma de revolución que la educación parece necesitar para salir de la crisis. La crianza es un medio de elevar el carácter, es decir, de lograr la autoafirmación. Se trata pues de mostrar la contribución del concepto de crianza a la formación del ciudadano. Desde la perspectiva de la cría de animales, la educación brinda todas las oportunidades al alumno para convertirse en un buen ciudadano.
Palabras clave: Educación, ciudadano, sociedad, hombre, autoeducación.

INTRODUCTION

La question de l’éducation occupe une place importante dans la transformation de la société en général et de l’école en particulier. Les mutations multisectorielles de la technoscience et l’effritement de nos valeurs sont des signes montrant que l’éducation n’a plus d’emprise dans nos sociétés. Les maux dont souffrent celles-ci ont pour cause l’effondrement de l’éducation. La réflexion nietzschéenne sur l’éducation (la Bulding) dans ce sens, se présente comme un canon qui se proposerait de former, de façonner l’homme et sa personnalité au travers de l’auto-éducation comme noyau dur en vue de parvenir à soi. L’éducation servirait à « enseigner à être simples et honnêtes aussi bien dans notre pensée que dans notre vie » (Nietzsche, 2013, p. 14).

En ce sens, il est possible de dire que l’éducation chez Nietzsche, constitue l’un des maillons fort de son philosopher pour la civilisation comme Karl Jaspers (1978, p.282) explicite en ces termes : « L’éducation est pour lui le principe de ce que deviendront les hommes futurs, le champ où croît l’avenir. À un moment déterminé, ‘’il y n’aura plus d’autre réflexion que celle portant sur l’éducation-aussi, l’éducation est pour lui production de la plus grande noblesse de l’homme ».

C’est la raison pour laquelle, il faut re-penser l’éducation en compagnie de Nietzsche, ouvrir une nouvelle perspective qui consisterait à apprendre et former le citoyen ou l’homme, c’est-à-dire donner à l’élève une bonne éducation afin qu’il parvienne à se faire soi-même et à prendre sa vie en mains, à devenir un bon citoyen responsable. A cet effet, Karl Jaspers (1978, p.219) a raison lorsqu’il écrit en ces termes : « L’homme doit grandement forcer ‘’son peu de raison’’ ; s’il s’abandonnerait à la providence, il irait à sa ruine –Nietzsche veut donc qu’on prenne les choses dans ses propres mains, avec toute la force possible, au lieu de se soumettre de façon commode aux événements, sous le nom de la providence ».

L’éducation chez Nietzsche, « est une éducation qui ne protège pas, voire qui ne préserve pas, mais qui expose aux plus grands dangers, à la contradiction et à la souffrance pour tout intérioriser et tout surmonter » (O. Marty, 2002, p.3). Dans Schopenhauer éducateur Nietzsche veut nous « expliquer comment nous tous nous sommes à même de faire notre éducation » (2003, p.37).

Ce qui fait la particularité de l’éducation chez Nietzsche, c’est la mise en valeur de l’aspect dionysiaque de l’éducation caractérisée par la dureté de l’esprit et l’exaltation des affects, voire de la volonté de puissance en l’homme, afin de le placer au centre de lui-même. Cet homme dont parle Nietzsche, n’est pas un homme abstrait, un bouffon, mais un homme authentique, capable de remettre en cause les évidences établies, capable et apte à mettre en circulation tous les affects possibles, apte à valoriser tout ce que les morales traditionnelles ont diabolisé, condamné tels que : le corps, la vie, le monde apparent, etc. La vie constitue pour le cas d’espèce, le substratum même de ce à partir de quoi Nietzsche focalise l’une de ses réflexions sur l’éducation comme le justifie Karl Jaspers en ces mots : « Nietzsche plaide donc pour la vie contre tout ce qui est figé, iniquement pensé, abstrait, contre la diversion dans le néant d’un autre qui est au-delà. La vie est pour lui d’une part le mot pour lequel il conçoit la réalité pour autant qu’il la pense dans des catégories biologiques, d’autre part, le signum par lequel il désigne l’être même que nous sommes véritablement et uniquement » (1978, p.324). Aussi, la question de l’éducation chez Nietzsche qui fait la promotion voire l’apologie de la vie fait un distinguo entre l’homme fort et l’homme faible, c’est-à-dire entre l’actif et le passif.

Dès lors, quelle est la portée heuristique de l’éducation dans la formation citoyenne à la lumière de la philosophie de Nietzsche ? En quoi l’éducation chez Nietzsche est-elle affirmation de soi ? Quel est l’apport de l’élevage comme éducation à la formation du citoyen ?

Notre réflexion sur l’éducation porte sur trois axes : le premier est intitulé : Pour une urgence de l’éducation : La crise actuelle ; dans cet axe, nous montrerons les causes de l’effondrement de l’éducation dans nos sociétés ; le deuxième est intitulé : L’éducation chez Nietzsche : la Bulding comme éducation de l’être. Ici, nous allons montrer la conception de Nietzsche de l’éducation comme affirmation de la personnalité ou comme affirmation de soi. Et enfin, le dernier axe porte sur : Apprendre de Nietzsche : nouvelles valeurs et formation citoyenne. Dans ce dernier point, nous montrerons selon Nietzsche que l’éducation constitue un facteur de création des nouvelles valeurs, de valorisation, d’humanisation de la personne. Aussi pour amener à bon terme notre réflexion, la méthode jugée idoine est l’analytique

  1. Pour une urgence de l’éducation : La crise actuelle

Les problèmes liés à l’éducation n’ont depuis toujours jamais cessé d’interpeller les consciences de bon nombre des chercheurs et dirigeants de nos Etats. Si certains cherchent à les diagnostiquer, d’autres par contre cherchent à trouver des solutions. L’éducation laisse à désirer, alors qu’une bonne éducation devrait être une « propédeutique à la vie ». C’est une question liée aux actions et aux décisions humaines.

En effet, il faut comprendre que « l’éducation est un moyen susceptible d’intégration de l’homme naturel dans la vie » (M. Mankessi, 2020, p. 77). Elle peut être de plusieurs natures : familiale, religieuse, scolaire, etc. Morandi la définit en ces termes « l’éducation désigne le processus qui relie un sujet à son environnement proche, à un système de société, de culture et de valeurs et lui permet de s’y intégrer » (F. Morandi, 2000, p. 13).

De quelque forme qu’elle soit, l’éducation traverse aujourd’hui une crise profonde à tous les niveaux. Les différentes politiques adoptées par les Etats, la mode et le boom de la techno-science affectent négativement et touchent lourdement le secteur de l’éducation. De même, dans certains pays notamment africains, comme le Congo Brazzaville, la République Démocratique du Congo ou le Gabon, par exemple, les ressources liées à l’éducation se sont considérablement amenuisées, pendant que dans les salles des classes, les effectifs ont explosé.

La qualité de l’enseignement, subissant les conséquences des restrictions budgétaires, s’est dégradée progressivement. Face à la dégradation des conditions d’apprentissage, les objectifs escomptés ne sont pas atteints.

Sur le plan purement social, estime M. Mankessi (2020, p. 78). « Les mœurs ont dégénéré chez tous les peuples à cause de la soif des biens matériels. Ce qui a emporté les esprits jusqu’à introduire les maladies sociales comme l’envie, le luxe, l’insolence…occasionnant ainsi la crise de l’éducation » La famille moderne, poursuit-il, « est foncièrement déficiente. Elle ne joue plus ses fonctions principales à l’égard des enfants : protéger et éduquer ». (M. Mankessi, 2017, p. 14).

Cette situation de léthargie familiale et/ou parentale conduit ou pousse les enfants à faire ce qu’ils veulent, à vivre selon leurs propres lois, d’exprimer ce qu’ils pensent. Des tels comportements déviants et délinquants des enfants ont pour conséquences : recrudescence de la violence urbaine qui met en scène des jeunes, en marge de la société, désœuvrés et déscolarisés, d’où les phénomènes des enfants « Microbes » en Côte d’Ivoire, des « Bébés noirs » au Congo-Brazzaville, et des « Kuluna » en République Démocratique du Congo.

Les éléments convergents qui déterminent ces derniers, sont des actes de barbarie, de cruauté qui provoque un climat de psychose quotidien, d’angoisse, d’insécurité permanente au sein de la population, ressemblant à une sorte d’Etat de la jungle où ‘’l’homme devient un loup pour l’homme’’.

Au-delà, l’éducation est mise à mal par de multiples crises économiques et sociales, les guerres civiles qui continuent à sévir dans certains pays comme la Syrie, l’Est de la RDC, la RCA, le nord du Mali, le Soudan, etc., et par l’instabilité des systèmes politiques qui persiste.

Comme on peut le constater, il est plausible de dire que la détérioration de l’éducation dans un pays donné ou dans une société donnée, constitue un véritable handicap, nous voulons dire, un véritable mal. Car ce qui fait la valeur ou le sens d’un homme ou d’une société, c’est l’éducation. ‘’On est homme que par l’éducation’’ disait Kant. Ainsi, un peuple sans éducation est un peuple qui est à la merci de la barbarie, c’est un monde où les instincts inhumains sont comme déchainés. Pour qu’une société donnée puisse retrouver son sens d’humanité, il faut re-penser l’éducation sur tous les plans. Dès lors, la sortie de cette crise de l’éducation, reconnaît Thomas De Koninck (2010, p. 13), « obéit à une seule condition qu’on favorise une meilleure éducation ». Comment Nietzsche perçoit-il cette éducation ? Quelle est la conception nietzschéenne de l’éducation ?

  1. L’éducation chez Nietzsche : la Bulding comme éducation de l’être

Le problème de l’éducation chez Nietzsche trouve ses fondements d’abord chez son maître Schopenhauer et par la suite chez son artiste musicien Richard Wagner, avant de parvenir à l’affirmation de soi, c’est-à-dire à sa propre conception de l’éducation, celle portant vers l’élévation de l’homme vers les cimes, vers la perfection, ou encore vers l’exaltation du génie naturel et la vénération de maîtres et enfin vers la liberté : « Schopenhauer ne s’embarrasse pas des castes sa vantes, il se sépare et aspire à être indépendant de l’Etat et de la Société. C’est là un exemple qu’il nous donne, un modèle qu’il nous propose d’imiter, si nous voulons prendre ici, comme point de départ, des circonstances extérieures » (Nietzsche, 2013, p.21). Dans cette même perspective, Nietzsche soutient avec fermeté que : « Je voulais affirmer que la philosophie en Allemagne doit désapprendre de plus en plus d’être une « science pure » et l’homme qu’est Schopenhauer devrait nous servir d’exemple ». (Nietzsche, 2013, p.21). Schopenhauer et Richard Wagner constituent pour Nietzsche de vrais modèles. Ainsi, parlant de Schopenhauer, il affirme : « Je me doutais que j’avais découvert en lui cet éducateur et ce philosophe que j’avais si longtemps cherchés » (2013, p. 19).

On devient bon élève lorsqu’on a été formé, éduqué, instruit par des bons maîtres ; et, Nietzsche a été formé par ces derniers, comme en témoigne Karl Jaspers en ces mots : « La volonté passionnée vers le haut veut espérer, voir venir, produire dans la génération qui vient ce que sa propre génération ne pouvait pas encore ». De même, « Tes vrais éducateurs te révèlent ce qui est le véritable noyau de ton être, quelque chose qui ne peut pas s’obtenir par éducation. On a besoin d’éducateurs » (1978, p.283). Aussi, selon Nietzsche, pour être bonne, l’éducation doit être libération.

L’éducation chez Nietzsche est un moyen qui permet à l’homme d’élever son caractère, durcir son comportement et de formater dans sa conscience de tout ce qu’il a reçu comme idées préconçues, de cultiver en lui les attitudes d’un esprit aristocratique, dur, serein, courageux, tempérant, vaillant, tentateur, esprit qui ouvrirait la voie qui conduirait vers le surhumain. L’éducation chez le philosophe de Leipziz se donne à comprendre et/ou à lire comme une sorte de promotion de la plus haute noblesse de l’homme. Il s’agit selon Nietzsche, par le biais d’une éducation ‘’spécialisée’’, ‘’sélective’’, ’’monastique’’(Nietzsche envisage même l’idéal d’une secte vouée à la culture, il faut qu’il existe des cercles , comme les ordres monastiques, avec seulement un but plus vaste » (1978, p.283) de former une caste des hommes exceptionnels, une sorte d’élite, de manière à ce que les élèves qui seront formés de ladite éducation soient de bons législateurs, de bons citoyens, digne de ce nom, comme le montre Karl Jaspers en ces termes : « les maîtres de la terre doivent maintenant remplacer Dieu et faire naître la confiance profonde, inconditionnée de ceux qu’ils donnent. Nietzsche attend une race qui commande avec audace, un troupeau extrêmement intelligent » (1978, p.274).

A cet effet, M. Kessler (2006, p. 182) montre que l’avènement d’un homme supérieur et le désir de tendre vers l’idéal du surhumain sont rendus possible par le canal de l’éducation. Comme le précise ce dernier : « la question de l’éducation de l’homme supérieur et du surhomme est l’un des enjeux déterminant la vocation philosophique de Nietzsche : il s’agit d’apprendre à vivre, à conquérir sa liberté et à reconnaître, voire à construire, sa propre singularité ». Pour lui, ce qui appartient en propre à l’humanité est la faculté pour chaque membre de cette espèce de se singulariser. Or, la perfectibilité de l’être humain réside fondamentalement dans sa faculté à se singulariser. Et, il suffirait d’avoir une bonne éducation pour se singulariser dans son être.

Selon Nietzsche, l’éducation ne doit pas se réduire à l’instruction, il s’agirait plutôt de concilier l’éducation et l’instruction. Pourquoi ? Car si l’instruction est tournée vers la science, l’éducation en revanche se veut plus philosophique. Pour Nietzsche, l’instruction tend vers une éducation démocratique. Si l’instruction est scientifique par définition, l’éducation est entièrement philosophique, dans son acception supérieure. De ce point de vue, l’instruction ne peut que former le « chameau » c’est-à-dire un être qui accepte tout ce qu’on lui apprend, enseigne, inculque, déverse comme connaissances et qu’on lui dicte comme règles de conduite. Le principe d’instruction est un principe de soumission, de ‘’tu dois’’, qui ne donne pas à l’élève le droit de s’affirmer, de se faire, d’être soi. L’instruction loin d’humaniser, de civiliser, de hausser l’élève vers un idéal de perfection, le dénature, l’asservit, l’abrutit. Pour s’en convaincre, voici ce que dit Nietzsche (1992, p.296) : « La lecture des classiques, -comme l’accorde tout esprit cultivé-est, tel qu’elle est pratiquée partout, un procédé monstrueux ».

Nietzsche ne s’accommode nullement avec l’enseignement scolaire voire universitaire dans lequel l’éducateur se contente d’instruire l’étudiant au lieu de l’éduquer. Cette forme d’éducation endoctrine l’étudiant en lui imposant des savoirs. C’est pourquoi, pense D. H. Any (2016, p. 9) que « dans les Lycées, l’enseignant tue le génie de l’élève en faisant de lui un réceptacle, sans créativité ni capacité d’analyse ». De ce point de vue, Nietzsche s’insurge donc contre ces Maîtres qui s’érigent en détenteur exclusif du savoir pour imposer leur chemin aux élèves. Cette façon de procéder rend inoffensif les apprenants. A ce niveau, Nietzsche (1993, p. 296) d’affirmer que l’instruction « ensevelie l’aura sous le brouillard de la médiocrité… ».

Selon la symbolique des trois métamorphoses du Zarathoustra, le chameau ne rompt pas avec l’instinct grégaire du troupeau ; l’instruction invente le type d’une nouvelle « bête de troupeau » (Nietzsche, 1972, p.29), elle ne fait pas progresser l’individu sur le chemin de son humanité véritable, laquelle réside dans sa faculté de s’acheminer vers sa singularité. Ici, l’homme recherche, parce qu’il en a reçu l’ordre et l’exemple ; on lui a montré comment faire.

Nietzsche cherche à éduquer un homme qui n’a pas vocation à travailler ou à exercer une quelconque profession, tout en se représentant un état d’esprit, ou en se taillant des réalités abstraites soient-elles répondant à ses exigences. Pour ce faire, il faut partir du corps, c’est-à-dire commencer par éduquer le corps, il est le reflet de notre être, de notre monde, de notre culture ; plus nous avons un corps bien dressé, bien élevé, plus nous aurons une bonne culture. En d’autres termes, il s’agit pour Nietzsche de dresser nos affects, et, ce dressage doit être de connivence avec notre climat. Il y a donc à cet effet, un lien entre le corps et son milieu. Le dressage et/ou l’élevage que préconise le philosophe en matière d’éducation de l’élève doit tenir compte du milieu dans lequel il vit. Pour s’en convaincre, voici ce que dit Karl Jaspers (1978, p.284) : « Alors habillant ses vues d’ensemble du langage de la simplification biologique, Nietzsche déclare : ‘’ce qui décide du sort des peuples et de l’humanité est de commencer la culture à l’endroit juste…sur le corps, les attitudes, le régime physique, la physiologie ; le reste en découle (…)-la pensée créatrice elle-même est dressage ». En effet, pour Nietzsche, le dressage consiste en ceci : « la tâche de l’œuvre éducatrice devrait être, à mon sens, de transformer l’homme tout entier en un système solaire et planétaire, vivant et mouvant, et de reconnaître la loi de sa mécanique supérieure » (2013, p. 10).

Partant de cette assertion, il saute clairement aux yeux que le nouveau type d’éducation que propose Nietzsche est donc l’élevage de l’homme. Ainsi selon M. Kessler (2006) « l’éducation est, du point de vue de Nietzsche, une conduite (et parfois même une manipulation) émancipatrice par laquelle l’élève, grâce à une pluralité de maîtres, finit par adopter sa propre perspective sur les choses ».

Le travail du maître ne doit pas consister à inculquer ou à apprendre à l’élève des connaissances toutes faites, ou de faire de son élève un simple perroquet qui se bornerait à faire du mimétisme, c’est-à-dire à imiter ce que ferait son maître, mais plutôt amener ce dernier à apprendre par lui-même, à dépasser son maître. L’idéal ne serait pas de former des élèves dociles, mais des futurs maîtres, ‘’des philosophes législateurs’’. Dans ces conditions, l’élève doit apprendre du maître mais il lui est demander de choisir avec discernement le moment le plus opportun pour rompre avec son maître. Eduquer ici prend le sens d’aider, et comme le dit Fabien Jégoudez, « de prendre soin, d’aider au développement mais aussi de discipliner, de sélectionner » (2006, p. 200). Il s’agit ici de forger l’homme dans ce sens que celui qui sait ne soit pas forcément le diplômé, mais l’esprit talentueux. Dans cette même perspective, Moreau soutient que « l’éducation sera l’accompagnement du mouvement immanent de la nature vers son perfectionnement, et non le comblement d’un manque, résultant de la faute originelle » (D. Moreau, 2009, p.5).

Faisant la différence entre l’instruction et l’éducation, Nietzsche montre que c’est par l’éducation qu’il serait possible de parvenir à la création des nouvelles valeurs. Le type d’homme susceptible d’y parvenir, ne peut-être que l’homme affranchi, l’homme à l’esprit dionysiaque, foulant aux pieds tout esprit de mollesse, de fatigue, l’homme disant ‘’oui’’ à la vie, le tentateur, le dionysien, homme aux forces amplificatrices. Un tel homme dit Nietzsche, incarne en lui les germes du surhumain. Hanté par l’ivresse des instincts apolliniens et dionysiens, cet homme serait à notre sens, le nouvel éducateur. Sa mission fondamentale serait la quête d’une éducation supérieure ‘’à longue durée’’, et, ‘’à longue portée’’, voire pour ‘’des millénaires’’, gage de nouvelles valeurs et de formation citoyenne. Sur ce, Karl Jaspers (1978, p.284) opine en ces mots : « Ce qui est au principe de toute éducation est plutôt un évènement qui saisit de façon plus profonde, évènement où l’être même de l’homme est produit qui ensuite peut-être éduque : la production d’hommes meilleurs est la tâche de l’avenir ».

  1. Apprendre de Nietzsche : nouvelles valeurs et formation citoyenne

Pour Nietzsche, l’éducation moderne instille des valeurs dévitalisantes. Il propose ainsi une éducation qui puise ses valeurs dans l’éducation dionysiaque. Face à l’ennoblissement de l’homme, Nietzsche prône l’élevage d’individus de caractère, les aristocrates de l’esprit qui ouvrent la voie au surhumain. L’éducation comme promotion de la plus haute noblesse de l’homme ne doit pas procéder à l’éradication de la puissance mais bien plutôt à sa promotion. De cette manière, « L’éducation sera l’accompagnement du mouvement immanent de la nature vers son perfectionnement, et non le comblement d’un manque, résultant de la faute originelle » (D. Moreau, 2009). Ce n’est donc pas l’homme théorique qui doit être visé, mais l’homme total qui prend le corps pour guide, parce qu’il en appelle au réarmement des pulsions et des affects que les morales (socrato-platonicienne, chrétienne, kantienne, schopenhauerienne, etc.) ont jusqu’ici condamné, calomnié et diabolisé.

Cela se comprend donc, selon Nietzsche, comme une éducation supérieure. L’éducation est ce pouvoir ontologique permettant de faire advenir un homme supérieur et non une fonction politique d’amélioration de la société (D. Moreau, 2009, p.3). Tout le modus operendi qui hante Nietzsche à propos de l’éducation et de la formation du citoyen est d’amener l’élève à se dépasser vers, sans cesser à franchir les limites de la bassesse vers la dignité humaine, bref, à vouloir devenir humain. Il faut dans ces conditions, un grand travail de déblayage des mentalités, d’un dressage aigu, d’une formation pointue, corsée afin d’espérer avoir des bons citoyens. Ces derniers auront pour mission non seulement « assurer leur domination, mais élever dans l’individu le rang humain possible, les nouveaux maîtres vont prendre consciemment en main le changement de l’homme qui, dans le régime démocratique était jusqu’à présent nivellement. Un dressage à longue portée doit préparer, ce que seule la stabilité des situations permet ». (Jaspers, 1978, p.275). Ainsi donc, pour Nietzsche, cela n’est possible que dans la mesure où il faut « trouver comme éducateur un vrai philosophe qui pourrait nous sortir de l’insuffisance conditionnée par la misère de notre temps, pour nous enseigner à être de nouveau simples et honnêtes aussi bien dans notre pensée que dans notre vie » (2013, p. 14).

En effet, c’est une éducation qui ne vise nullement un règne du consensus dirigé vers une fin, mais qui engendre la contradiction des valeurs entre elles. C’est une éducation singulière et non commune. Elle cherche à singulariser dans la mesure du possible la culture des individus, au lieu de viser à la rendre « commune », c’est-à-dire vulgaire. La caractéristique principale de cette éducation supérieure, estime M. Kessler, « n’est pas d’assimiler un individu à un groupe, mais de lui apprendre à s’affranchir des règles et des valeurs de tous les groupes, à chaque fois que l’augmentation de son pouvoir l’exige » (2006, p. 182).

De même, selon Kessler, « l’éducation supérieure doit chercher à créer des différences et à creuser des fossés d’incompréhension entre les hommes » de sorte que chacun s’affirme selon ce qu’il est. Il ne doit ressembler à un autre. D’où la maxime « Deviens ce que tu es ». Cette maxime fournit une finalité à l’ensemble du projet éducatif nietzschéen. Ce qui marque l’essentialité de cette maxime, c’est, selon les mots de Kessler d’élever des singularités au-dessus de la masse indistincte du troupeau. De cette façon, selon l’éducation reçue, l’homme supérieur doit créer des différences et creuser des fossés d’incompréhension entre les hommes. En d’autres termes, l’homme supérieur doit être animé par le syndrome de la distance entre lui et les autres hommes, les faibles, les bouffons. Puisqu’il est élevé, ce n’est plus à lui de descendre vers ces derniers, mais c’est à ces derniers de tendre vers lui. Puisqu’il est devenu un Zarathoustra, par un grand travail de transfiguration, de transmutation et d’une éducation pointue auprès de ces grands maîtres : Schopenhauer et Richard Wagner. C’est donc dans des contradictions surmontées et dans des souffrances que l’élève pourrait parvenir à soi. Pour y parvenir, il faut, dit Nietzsche, « être dur ». Nietzsche soutient cela à travers son modèle : « chez Schopenhauer, le désir d’une nature vigoureuse, d’une humanité saine et simple n’était que le désir de se retrouver lui-même ». (2013, p.35).

En clair, l’éducation supérieure consiste à doter l’apprenant d’une solide instruction, de l’aider à surmonter le difficile et le négatif, de lui apprendre d’être capable de bruler ce qu’on lui avait appris à adorer.

De ce point vue, l’éducation telle que voulu par Nietzsche, comme en témoigne sa philosophie, a un caractère à la fois humaniste et existentialiste ; c’est une éducation centrée sur l’homme, puisque le sort de son destin se trouve entre ses mains. Cette éducation nietzschéenne veut en tout état de cause aider les disciples à surmonter leurs particularismes. Par ailleurs, elle ne vise qu’un but humaniste et non moral ou politique. Ainsi, si nous voulons, dit Nietzsche, parvenir à une bonne éducation et à la formation de vrais citoyens, de bons éducateurs, de bons cadres, de bons mentors, l’idéal serait de couper tout lien ou de s’affranchir des valeurs morales traditionnelles voire classiques héritées hic nunc. Car ces dernières tellement ankylosées dans nos consciences, nous empêchent de se prendre en charge, de s’affirmer et d’assumer nos responsabilités. Pour ce faire, il faut ‘’dynamiter ces idoles’’, les écraser à ‘’coups de marteau’’. Cette forme d’éducation est celle de l’avenir. De ce point de vue, Jégoudez soutient que « l’éducation de l’avenir, selon Nietzsche, est plus proche de l’éducation antique que de l’éducation moderne » (2006, p.199-214).

L’objectif ici serait d’instiguer l’élève ou le disciple à une culture de création. Le maître ou l’éducateur doit placer son disciple dans une posture créatrice. Il se doit de créer les conditions susceptibles de provoquer un individu à s’engager dans la création.

Il est donc clair que l’éducation chez Nietzsche est non seulement humaniste et existentialiste mais surtout émancipatrice dans la mesure où, pense M. Kessler, « au lieu d’expliquer la solution, on met l’élève dans une disposition où il va trouver lui-même une solution ». L’éducation de Nietzsche ne forme nullement un « semblable » qui rabâcherait tout ce que dit le maître mais un homme libre qui forme sa pensée et sa vérité. C’est une éducation qui trouve son fondement sur la liberté. Ces valeurs, c’est-à-dire la liberté et la vérité, sont le propre d’un type d’homme hors commun : le surhomme.

CONCLUSION

Ce travail a porté sur l’éducation et la formation citoyenne chez Nietzsche. Ce qui est à comprendre est que chez notre auteur, l’éducation se veut supérieure. Dans ce sens, cette éducation pousse l’homme à devenir ce qu’il est. Loin de paraître comme une simple instruction, l’éducation dans la perspective nietzschéenne fait la promotion de la plus haute noblesse de l’homme. Elle ne doit pas procéder à l’éradication de la puissance mais bien plutôt à sa promotion. Cette puissance constitue le point de départ de toute éducation. Ce n’est donc pas l’homme théorique qui doit être visé, mais l’homme total qui prend le corps pour fil conducteur.

L’éducation supérieure a pour motif dans la perspective nietzschéenne de donner toutes les possibilités à l’apprenant pour parfaire sa vie, façonner son histoire et par conséquent devenir un bon citoyen, un homme supérieur, responsable, bref un bon législateur qui serait susceptible, mieux capable de prendre le destin et les rênes de la civilisation en ses mains. Sur ce, Nietzsche affirme : « Le gouvernement de la terre, en somme doit être pris en main par l’homme lui-même, c’est son omniscience qui doit veiller d’un œil pénétrant sur la destinée ultérieure de la civilisation » (Nietzsche cité par Karl Jaspers, 1978, p.281). Cet évangile nietzschéen sur l’éducation, nous demande à être soi-même par le canal d’un maître tout en ayant par devers la volonté et le courage de le dépasser, de se hisser à l’idéal du surhumain afin de parvenir à créer des nouvelles valeurs qui seraient utiles pour la civilisation.

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