Infundibulum Scientific

MACHIAVEL, PENSEUR DE LA LIBERTÉ

Youldé Stéphane DAHE
Enseignant-Chercheur
Université Alassane Ouattara

Résumé :

La liberté a toujours été et reste une question épineuse sur l’échiquier politique, philosophique et sociale. Témoin des intrigues et des remous sociopolitiques auxquels était confrontée sa patrie (la Florence), cette question de la liberté tenait fort bien au cœur de Machiavel. Et si on se la pose avec le secrétaire florentin, c’est parce que l’expérience de Florence sa patrie nous sert d’exemple et que, paradoxalement, la certitude d’être libre, bien que n’étant pas une évidence, la possibilité de la liberté est envisagée. Cette question, contient la promesse spinoziste de trouver une liberté qui évite à la fois l’illusion du libre arbitre et le renoncement déterministe, une liberté réelle tant au niveau individuel que collectif. Pour Baruch Spinoza, emboitant le pas à Machiavel, une telle liberté est possible. On y gagne deux choses précieuses : la joie pour l’homme, la paix pour le citoyen.
Mots clés : Autonomie – indépendance – liberté – salut – souveraineté – unité.

Machiavelli, thinker of Freedom

Abstract:

Freedom has always been and remains a thorny issue on the political, philosophical and social chessboard. Witness to the intrigues and socio-political turmoil facing his homeland (Florence), this question of freedom was very close to the heart of Machiavelli. And if we ask ourselves this with the Florentine secretary, it is because the experience of Florence, his homeland, serves as an example for us and because, paradoxically, the certainty of being free, although not being obvious, the possibility of freedom is considered. This question contains the Spinozist promise to find a freedom that avoids both the illusion of free will and deterministic renunciation, a real freedom both at the individual and collective level. For Baruch Spinoza, following in Machiavelli’s footsteps, such freedom is possible. We gain two precious things: joy for man, peace for the citizen.
Keywords: Liberty- independence- autonomy- salvation- unity-sovereignty.

Maquiavelo, pensador de la libertad

Resumen

Descubrí durante mis años d’estudiante que la cuestión de la libertad estaba muy en el corazón de Maquiavelo. Y si nos preguntamos esto con el secretario florentino es porque la experiencia de Florencia, su patria, nos sirve de ejemplo y porque, paradójicamente, la certeza de ser libre, aunque no sea evidente, se plantea la posibilidad de la libertad. Esta pregunta contiene la promesa spinozista de encontrar una libertad que evite tanto la ilusión del libre albedrío como la renuncia determinista, una libertad real tanto a nivel individual como colectivo. Tal libertad es posible, dice Spinoza, siguiendo los pasos de Maquiavelo. Ganamos dos cosas preciosas: alegría para el hombre, paz para el ciudadano.
Palabras clave: Autonomía-independencia-libertad-hola-soberanía-unidad

INTRODUCTION

Le désir fondamental que l’on puisse dire naturel de chaque être, car inscrit dans sa finalité et complexion biologique particulière, est le désir de persévérer dans son être, en développant sa puissance d’agir. En ce qui concerne l’acteur humain, cette puissance est indissociablement biologique, économique, sociale, politique, érotique et symbolique. Ce désir n’est rien d’autre que celui d’être libre. Mais, qu’est-ce que la liberté ? Donner une définition figée de cette notion n’est pas chose aisée, car elle est appréhendée diversement selon les obédiences philosophiques et politiques. Celle que nous voulons mettre en exergue est la conception machiavélienne de la liberté. Mais comment peut-on associer le nom de Machiavel qui est désigné comme un tyran par le commun des mortels et pour ceux qui n’ont jamais pénétré dans l’univers du florentin, avec le concept de liberté ?

En effet, que Machiavel mérite ou non cette réputation qu’on voudrait lui attribuer, qu’elle soit l’effet d’une tragique méprise ou le juste salaire d’une entreprise détestable, ce qu’il convient de retenir et que nous nous évertuerons de démontrer, c’est que le machiavélisme et la liberté sont liés. Du moins, le machiavélisme est l’autre nom de la liberté. Car, pour Machiavel, le prince exerce des sacrifices sur sa personne pour les intérêts supérieurs de l’État voire du peuple. Il s’agira donc pour nous, de démontrer dans ce travail, que Machiavel, en se préoccupant de la quête de l’intérêt général, peut être considéré comme l’un des précurseurs des droits des citoyens et de la liberté. L’intention fondatrice de cette réflexion est de montrer qu’au-delà des critiques acerbes contre le machiavélisme, Machiavel demeure l’un des précurseurs de la liberté du peuple. La démarche historique et analytique servira de méthode pour élucider les fondements et les enjeux de la liberté chez Machiavel. Ce travail sera donc structuré en deux parties : dans la première, il s’agira de mettre en lumière les diverses perceptions de la liberté avant Machiavel et celle de Machiavel et dans la deuxième, nous parlerons de la distinction entre liberté, autonomie, indépendance et souveraineté.

  1. Des diverses perceptions de la liberté
    1. De la perception stoïcienne de la liberté, à celle de Spinoza

Les Stoïciens, bien que posant la réalité d’un destin inexorable qui gouverne le réel (lequel est commandé par la Raison universelle, logos), défendent l’idée de liberté.  Ils lient étroitement la liberté et le pouvoir de juger. Certes, il ne dépend pas de nous d’être un esclave ou d’être un maître, de vivre ou de mourir, mais ce qui dépend de nous, c’est l’usage de nos représentations. Quelles que soient les circonstances, l’homme est libre et reste maître de ses pensées. Ici se dévoile une liberté entière, totale, car aucune puissance au monde ne peut nous contraindre dans l’ordre du jugement. Ainsi, pour accéder à la sagesse, il faut opérer une séparation entre deux domaines : les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas, et nous attacher uniquement à celles qui dépendent de nous. Et parmi, celles qui dépendent de nous, se trouve la liberté de la Nation qui est celle du citoyen. C’est pour quoi, selon les Stoïciens, le sage est libre, même en prison. L’homme, livré sans la moindre défense aux revers de la fortune et aux accidents de la vie, peut toujours juger conformément à la raison. Cela dit, dans une situation tragique, l’indépendance du sage demeure possible si l’on édifie en soi une citadelle intérieure où l’on trouvera la liberté. Cette conception stoïcienne de la liberté est aussi celle que véhicule Descartes.

Descartes, en effet, caractérise l’expérience de la liberté comme pouvoir d’affirmer ou de nier, de prendre un parti ou un autre ; ce pouvoir, celui du libre-arbitre, il n’en conçoit pas de plus ample. « … si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai, et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serai entièrement libre, sans jamais être indifférent ». (R. Descartes, 1987, p. 223). Cette conception cartésienne de la liberté qui proscrit toute indifférence, consolide celle de Machiavel pour qui toute liberté doit s’éprouver lorsque nous jugeons. Il s’agit de la liberté de penser, de reconnaître ou de dénoncer la vérité ; de savoir choisir le meilleur parti. De ce point de vue, le meilleur parti qu’un homme puisse choisir selon Machiavel, c’est celui de la liberté de sa Patrie. C’est pourquoi, loin de penser que la liberté consiste à faire n’importe quoi, ou s’achève en une volonté mauvaise par la proclamation du faux et le choix du mal, Descartes rappelle seulement que rien ne force la pensée ; former une pensée (juger) requiert notre volonté infinie. Il reste que la liberté humaine la plus haute est celle qu’éclaire l’entendement. Le vrai motif de nous estimer est le bon usage que nous faisons de notre liberté. C’est la recherche de la vérité qui témoigne de notre liberté. Cette recherche passe nécessairement, comme le soutient Spinoza, par la compréhension des choses. Or, comprendre, selon lui, c’est accéder à la région de l’éternel sur quoi le temps n’a pas d’emprise. La compréhension est le suprême bonheur. Spinoza pense la liberté comme la compréhension, la connaissance et l’amour de la nécessité. Par exemple, Lorsque je conçois le cercle, je ne perds rien de ma liberté à apercevoir que ses propriétés découlent nécessairement de son essence ; il ne peut en être autrement, ou bien je pense autre chose que le cercle ; à prétendre penser selon ma fantaisie, ou à me figurer que ce qui est, pourrait être autre qu’il n’est, je gaspille ma puissance de penser, je ne pense rien. Être libre, c’est s’accorder à l’enchaînement nécessaire de toutes choses ; ainsi, Dieu (Être nécessaire, Cause de soi ou Substance) existe par la seule nécessité de sa nature et existe librement et nécessairement. Réalité et perfection, nécessité et liberté ne sont qu’un, sont l’Un. Pour Spinoza, la volonté ne peut donc pas être appelée « cause libre » mais seulement « cause nécessitante ». C’est ce qu’on pourrait appeler ici, la volonté rationnellement déterminée qui n’obéit qu’à soi seule. Il dira à cet effet qu’ «il ne peut se faire que l’âme d’un homme appartienne entièrement à un autre ; personne en effet ne peut transférer à un autre, ni être contraint d’abandonner son droit naturel ou sa faculté de faire de sa raison un libre usage et de juger de toute chose » (B. Spinoza, 1965, p. 327). Il est donc clair que, du point de vue de Spinoza, personne ne peut renoncer à sa liberté de juger et d’opiner comme il veut. Car chacun est maître de ses propres pensées par un droit supérieur de nature. Toutefois, ce serait un défaut commun aux hommes de confier aux autres leurs desseins, même quand le silence est requis. Ainsi, tout gouvernement qui dénie à un individu sa liberté de dire et d’enseigner ce qu’il pense, serait des plus violents et hostiles à la paix et à la liberté. Mais il est modéré quand cette liberté lui est accordée. C’est sans doute ce qui fait dire à Rousseau que « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. » (J.J. Rousseau, 2012, p. 47). En effet, avec Rousseau, une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et ce serait ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Si nous nous en tenons aux dires de Rousseau, nous pouvons dire que les libéraux sont universalistes et cette universalité s’exprime dans l’égalité des droits et des chances ; ce qui implique nécessairement un pouvoir politique régulateur libéral, mais juste. Mais, la question qui nous revient, est de savoir dans quelle mesure précise cette liberté peut et doit être considérée sans danger pour la paix et le droit du souverain? Cela nous conduit à la perception spinosiste de la question.

Selon Spinoza, c’est l’État qui peut assurer la liberté des citoyens. Car la fin dernière de l’État n’est pas la domination, la soumission de l’homme par la crainte ou la peur, mais sa survie autant que possible en sécurité, c’est-à-dire sa conservation autant que possible, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Il insiste à cet effet en soutenant :

Non, je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’être raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. (B. Spinoza, 1965, p. 327).

Il convient de retenir qu’il est impossible d’enlever aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ou de penser ce qu’ils disent. La liberté peut et doit être reconnue à tout individu sans danger pour le droit et l’autorité du prince; et l’individu peut la conserver sans danger pour ce droit s’il n’entreprend rien qui puisse porter atteinte à la paix de l’État et si elle est sans danger pour la piété. Avec Spinoza, la liberté n’est ni le fait de renoncer à sa liberté d’opinion, ni le fait de juger et de parler; car la liberté de parler est en réalité une vertu. Et elle doit être dit Spinoza, « admise et ne pas être comprimée par l’État » (B. Spinoza, 1965, p. 332). À l’analyse, la conception spinoziste de la liberté comme fin de l’État ne diffère pas de la conception machiavélienne de la liberté. Alors, que faut-il entendre par liberté au sens machiavélien du terme ? Quelle nuance peut-on relever entre liberté, autonomie et indépendance ?

1-2 De la perception machiavélienne de la liberté.

Avant toute chose, il importe de préciser que la question de la liberté est inéluctable et fondamentale dans la pensée du Florentin. La préoccupation de Machiavel est en effet la liberté, entendue comme indépendance de la cité, elle-même fondée sur la liberté des citoyens. Il ressort donc que la liberté n’est pas la manifestation d’une simple idée à vouloir être libre, mais d’une exigence de la lutte, tout comme l’ont fait les Romains qui s’acharnaient à la guerre et à la défense de leur liberté. C’est donc cette opiniâtreté qui, animant les peuples de l’antiquité épris de liberté, les poussait aux guerres et doit de nos jours pousser les peuples à la conquête de leur liberté. En tout état de cause, la liberté n’est garantie que par le gouvernement de la loi, mettant un frein aux intérêts privés au profit des intérêts collectifs. C’est en cela que la pensée machiavélienne de la liberté est axée sur la défense absolue de la patrie. Machiavel réclamait plus de liberté, car il constatait que ses concitoyens étaient opprimés par des étrangers tant et si bien qu’ils étaient assimilables à des épaves sans véritable vie, face aux invasions. Pour lui, « les peuples de ce pays sont plus esclaves que ne l’étaient les Hébreux, plus opprimés que les Perses, plus divisés que les Athéniens, sans chefs, sans règles, et que l’Italie est vaincue, dépouillée, mise en pièces, ravagée, et accablée de toutes les détresses. » (N. Machiavel, 1952, p. 118-119). Machiavel combattait l’hétéronomie ou la dépendance absolue qui n’est rien d’autre qu’esclavage. Or, l’esclave est pur objet de droit, propriété de son maître et n’a pas le droit de faire valoir quelque fin propre que ce soit. À l’opposé, la liberté n’est rien d’autre que cette activité de penser et d’agir visant à conquérir plus d’autonomie dans l’interdépendance réciproque. Toutefois, relevons que le champ politique ne peut être mis à l’écart puisque c’est très souvent dans l’ordre politique et social que les hommes réclament leur liberté. Car ce qui est vrai dans l’ordre de la liberté, l’est aussi dans le bonheur. C’est pourquoi, Skinner pense qu’« une cité soucieuse de grandeur doit se garder de toute forme de servitude politique ; que celle-ci provienne de l’intérieur, effet de la férule d’un tyran, ou de l’extérieur, produit d’un impérialisme». (Q. Skinner, 2001, p. 85). Cela pourrait se traduire par le simple fait qu’une ville qui possède sa liberté, garde son indépendance par rapport à quelque autorité que ce soit, excepté celle issue de la communauté. On pourrait parler ici d’une liberté présentée sous l’égide de l’autonomie gouvernementale. Machiavel établit donc une similitude entre cette façon de gouverner et le fait de vivre dans la liberté.

Accordant un intérêt particulier aux libertés civiques, partisan des libertés républicaines, Machiavel, après avoir étudié l’histoire classique des Romains, affirme : « l’expérience prouve que jamais les peuples n’ont accru leur richesse et leur puissance sauf sous un gouvernement libre ». (Q. Skinner, 2001, p. 84). Prenant l’exemple d’Athènes et de Rome, il pense, comme le reprend Skinner, que « sans un gouvernement libre, jamais on ne pouvait voir Athènes délivrée de la tyrannie des pisistratides et s’élever en moins d’un siècle à une telle grandeur ». (Q. Skinner, 2001, p.84). Il en est de même pour Rome qui a connu une grandeur après l’expulsion des rois au profit d’un gouvernement libre. On retient donc que quand un peuple est asservi par un tyran, il est du coup arrêter dans ses progrès et ne peut accroitre ses richesses ni sa puissance. Pour Machiavel ce qui fait la puissance d’un État, c’est le bien général et non l’intérêt particulier. C’est pour cette raison dit Quentin Skinner, que « Machiavel a accordé plus d’intérêts aux républiques dans lesquelles le bien public est en vue, contrairement au régime princier où, ce sont les intérêts particuliers qui prévalent en opposition à ceux de l’État ». Q. Skinner, (2001, p.86). On peut donc comprendre, partant de cette expérience, que seuls les pays du monde libre, peuvent prospérer grandement, contrairement aux peuples vivant sous un régime tyrannique ou dominé.

Ainsi, si la liberté est la clé de la grandeur des cités ou des États, et comme le dit André Lalande, (1999, p. 561-562) qui présente la liberté comme « le maximum possible d’indépendance, pour la volonté de se déterminer sous l’idée même de cette indépendance, en vue d’une fin dont elle a également l’idée », on peut comprendre que pour Machiavel, même si un État doit être fort pour survivre, son but essentiel, voire ultime, c’est de garantir la sécurité et la liberté des citoyens. Dès lors, l’idée du maximum d’indépendance possible par rapport à toutes les autres causes et à toutes les autres fins, tend à se réaliser en se concevant et en produisant ainsi une indépendance progressive. Sans aucun doute, la liberté est une valeur quasi-absolue dans la pensée politique machiavélienne, elle est la clé de la grandeur des cités ou des États. Cependant, comment cette liberté peut-elle être acquise et conservée?

Pour le Florentin, c’est non seulement par la fortune, mais aussi, il faut trouver des lois capables de maintenir cette liberté. Toutefois, il est essentiel que la ville ait été dès le commencement libre et indépendante. Mais au-delà de tout cela, Machiavel avance une nouvelle position constitutionnelle. Pour lui, le prix à payer pour la liberté est une vigilance sans relâche strict respect des lois constitutionnelles. Il est donc essentiel de mettre en place un ensemble particulier de lois constitutionnelles pour faire face aux urgences de tout ordre. Seules ces lois constitutionnelles peuvent assurer un prestige suffisant à la promotion de cette liberté. C’est pourquoi, la vigilance doit être de mise quant à repérer les indices de la corruption et à recourir à la force des lois pour écraser toutes les velléités menaçantes. Retenons donc comme le fait remarquer Paul Validité, (1996, p.97), « les lois jouent un rôle essentiel en toute vie sociale; elles ordonnent les hommes, assure la discipline en fixant les comportements admis et ceux qui sont sanctionnés, tout en proposant les conditions de possibilité du bon ordre ». C’est donc grâce à elles qu’un peuple sait toujours ce à quoi s’en tenir lorsqu’un parti politique ou président se rend coupable d’abus ou se refuse au respect des règles établies. Pour Machiavel, « là où règne une bonne discipline, là règne aussi l’ordre; et rarement la fortune tarde à marcher à sa suite. » N. Machiavel, (1980, p. 4.)

Au regard de ce qui précède, il faut comprendre que la prospérité et le succès d’un peuple ou d’un État, sont les fruits les plus assurés du règne de la loi. On ne peut donc pas rêver d’une cité harmonieuse ou bien gouvernée par un bon prince sans de bonnes lois. Toutefois, même si la loi parait nécessaire à l’établissement d’une harmonie sociale et à la liberté, « elle ne peut prétendre éteindre la division sociale ni écarter les récriminations et les mécontentements, eux aussi constitutifs de toute vie sociale, surtout quand le peuple secoue les tentatives d’oppression venant des grands ». P. Valadier, (1996, p. 98.). En effet, la division présente en toute société doit toujours trouver un exutoire institutionnel pour résorber les frustrations qu’elle engendre de toute part. Pour, P. Valadier, (1996, pp. 98-99) « les soulèvements d’un peuple libre sont rarement pernicieux à sa liberté. Ils lui sont inspirés communément par l’oppression qu’il subit ou par celle qu’il redoute ». Il est donc nécessaire que le peuple parvienne à exprimer ses craintes réelles ou supposées. Il revient par conséquent à la loi de prévoir de telles possibilités. D’où la nécessité d’organiser des débats publics ou dans les assemblées. Mais refuser le débat public, « c’est condamner le principe de la liberté » P. Valadier, (1996, p. 99.) La contestation publique organisée, la confrontation des points de vue opposés et des attentes contrastés, en un mot, « la discussion oblige à trouver toujours une issue correcte et juste pour la paix et la liberté des peuples ». P. Valadier, (1996, p. 99). En définitive, nous retenons que si ces congestions n’aboutissent pas nécessairement à de bonnes lois, c’est qu’il n’y a pas de bonnes lois sans les conditions politiques de leur élaboration. Et cela n’est rien d’autre que l’expression de la volonté d’une liberté politique. Mais que vaut cette liberté, face à un peuple corrompu?

En fait, un peuple corrompu qui devient libre conserve difficilement sa liberté puisque la corruption elle-même trouve toujours un terrain favorable dans la dégradation des mœurs de la cité. Et cette dégradation, selon P. Valadier, (1996, P. 105) « s’introduit insensiblement sous la pression des évolutions économiques », mais aussi, par le règne des inégalités criantes et scandaleuses entre les catégories sociales. Machiavel n’est pas indifférent à la réalité économique, car il attire l’attention du prince en lui conseillant d’honorer et d’encourager les diverses professions. Toutefois, « le dernier degré de la corruption, se manifeste avec la corruption politique qui équivaut rigoureusement à la dissolution de la république ou à son impuissance à défendre sa liberté.» P. Valadier, (1996, P. 105). Du reste, notons que lorsque la grande masse est corrompue, même les meilleures institutions ne sauraient être utiles, à moins qu’elles soient réformées et données par un homme qui ait assez de force pour les faire régner aussi longtemps que possible en vue d’assainir tout le corps social. Et cette entreprise prend sa source dans les réformes structurelles de l’armée, dans l’économie et dans les lois. La notion de liberté est, pour ainsi dire, fondamentale aussi bien du point de vue de Machiavel que de Rousseau. Rousseau indiquait à cet effet que : « une nation ne peut être légitimement sujette d’une autre, parce que l’essence du corps politique est dans l’accord de l’obéissance et de la liberté ». J.J. (Rousseau, 2012 p. 127). C’est en cela que parlant de l’homme social, qui selon lui est devenu esclave, les hommes doivent se rendre compte que la liberté est aussi essentielle à l’homme que sa vie. Et comme l’individu ne peut aliéner sa propre liberté, de même, un peuple ne peut aliéner sa souveraineté. Le pouvoir politique réside ainsi dire dans le peuple, et il lui revient d’exercer directement sa souveraineté.

2/ De la distinction entre liberté et autonomie, indépendance et souveraineté

Il convient de distinguer l’autonomie de l’indépendance et de la souveraineté, car la confusion entre ces concepts est au centre de nombreuses illusions sur la liberté. La liberté est le fondement de l’autonomie, de l’indépendance et de la souveraineté: sans elle, ces autres concepts ne sauraient être.

2-1. Liberté et autonomie

L’autonomie est la capacité pour le sujet à se donner ou à accepter de plein gré des lois et des normes de la pensée et de l’action et à construire sous leur détermination plus ou moins cohérente, d’une façon plus ou moins délibérée et réfléchie, une stratégie et une tactique vitales et sociales propres. On peut distinguer plusieurs degrés de l’autonomie. Par ordre décroissant citons d’abord l´autonomie idéologique qui définit la marge de manœuvre et la capacité de réflexion des individus dans leur propension à justifier, à critiquer et à corriger les orientations de leurs pensées et de leurs actions en fonction de principes rationnels (non-contradiction et expérience objectivable). Eensuite, l’autonomie idéologique qui est la source de l´autonomie stratégique n´est que tactique. Elle décide des moyens, mais pas des fins et, dans le domaine des rapports humains, elle est inapte à comprendre les enjeux et les attitudes des acteurs et donc à diriger sans dominer. C´est pourquoi nous avons tant de dirigeants arrogants parce que philosophiquement incultes mais persuadés de l´autosuffisance de leurs savoir-faire techniques labélisés par des diplômes spécialisés. On pourrait les appeler les ‘‘crétins diplômés’’. Ils sont aujourd´hui proliférant, aux postes de responsabilité dès lors que la gestion financière et ses objectifs de rentabilité à court terme, formalisés en procédures et ratios prétendument universels, domine toutes les activités économiques. Au regard, de ce qui précède, nous comprenons que l’autonomie n’est pas la liberté. Car on peut être autonome sans être libre. La liberté, comme nous l’avons sus définie va plus loin que la question de l’autonomie. Mais, l’autonomie peut se présenter sous trois formes dont la première est l’’autonomie stratégique qui concerne la délibération réfléchie et la prise de décision consciente et explicite sur les normes et objectifs généraux de l’organisation et de chacun dans l’organisation. Elle suppose le dialogue public et la réflexion critique ; bref, la démocratie pluraliste et l’art de la politique (exercice du pouvoir formel et d’influence) ainsi que la philosophie (en tant que réflexion rationnelle et critique sur la valeur des valeurs et des fondements théoriques de nos jugements). L’autonomie tactique, elle, concerne la décision et l’action, quant aux meilleurs moyens de mettre en œuvre les décisions stratégiques dans les domaines et situations d’application particuliers. Ces formes d’autonomie font l’objet d’un débat impliquant le savoir et le savoir-faire technique existant de chacun. Elles permettent une marge de manœuvre, un pouvoir formel ou d’influence spécifique et spécifiés plus ou moins large, selon l’initiative et les compétences de chacun.

L’autonomie exécutive, quant à elle, désigne le fait pour les acteurs de mettre « volontairement » en œuvre des consignes impératives dans des situations précisément définies sans dérogations possibles. C’est le plus bas degré et le plus paradoxal de l’autonomie : elle consiste, pour le sujet, à se donner comme seule loi, d’obéir aux ordres de son supérieur hiérarchique. Cette obéissance est reconnue (à tort ou à raison) comme nécessaire au bien-vivre ou au moins mal-vivre de l’organisation et du sujet. Toutes ces formes d’autonomie présentent des éléments qui tendent vers la liberté; mais notons que la liberté est tout autre chose que l’autonomie. Mais, qu’en est-il du rapport entre l’indépendance et la liberté?

2-2. De la liberté et de l’indépendance

L’indépendance signifie que le sujet peut tout faire sans se soucier des autres, il ne subit aucune contrainte sociale et politique : il ne risque rien des autres. Deux cas sont possibles : soit il est indéfiniment isolé, c’est-à-dire entretenant une vie relationnelle quasiment impossible avec les autres. Soit il dispose sur les autres d’un pouvoir absolu ; c’est le cas théorique du maître vis-à-vis de son esclave. L’indépendance du maître est proportionnelle à la domination/dépendance qu’il fait subir à son esclave : le maître ne peut être absolument indépendant que si l’esclave est totalement dépendant. Or cela est pratiquement impossible, car cela signifierait que celui-ci ne soit ni homme, ni même animal : il a des fins propres, ne serait que biologiques, et ne peut, sans vouloir mourir, y renoncer ; or ces fins en tant que propres ne peuvent être totalement dominées. Être libre n’est donc pas être indépendant, mais être, autant que faire se peut, autonome dans l’interdépendance.

La liberté n’est donc pas l’indépendance ni le libre-arbitre inconditionnel ; ceux-ci ne peuvent conduire qu’à l’illusion paranoïaque du pouvoir absolu sur soi et/ou sur les autres et/ou à la mort. Elle est autonomie relative ; c’est-à-dire capacité d’inscrire une stratégie consciente et raisonnée du désir propre dans un système de contraintes plus ou moins conflictuelles, lequel système, parce que traversé par des conflits, peut-être plus ou moins transformé par une action individuelle et collective. Les règles éthiques collectives que l’on se donne (ou que l’on accepte) pour la mise en œuvre de cette stratégie sont les conditions de cette autonomie.

À l’analyse de tout ce qui précède, la philosophie politique de Machiavel qui n’a d’autre visée que la liberté, l’indépendance, le salut de la Nation et sa souveraineté, se résume en toutes ces autonomies. Mais la remarque générale que nous faisons, et que nous avons déjà relevé, c’est que la liberté n’est pas l’indépendance ni le libre-arbitre inconditionnel. C’est pourquoi, contrairement à ce que pensent tous les détracteurs de Machiavel, le machiavélisme n’est pas une doctrine de démons. Mais une doctrine visant à impulser au peuple aspirant à la liberté la force d’y accéder. Tous les paradoxes de la liberté proviennent de la confusion entre une valeur métaphysique, d’ailleurs discutable, de la liberté absolue et la réalité :

notre initiative est toujours conditionnée et conditionnelle et notre pouvoir sur nous-mêmes et le monde limité. Pour réduire ce paradoxe qui génère le sentiment dépressif de la culpabilité sans limite (le péché) et accroit notre autonomie réelle, il convient de refuser la tentation de croire et de vouloir l’indépendance absolue par le développement de la connaissance des contraintes de la réalité et de ce qui nous conditionne.  (B. Spinoza, 1965, p.39).

Spinoza, tout comme Machiavel, perçoit la liberté au sens de la nécessité absolu. L’ensemble du livre III des Histoires florentines montre que l’amour de la patrie est lié à l’amour de la liberté. Et s’il fallait ajouter à cela un autre argument pour souligner la profondeur, l’enjeu et la portée de la liberté, il suffirait de rappeler le chapitre vingt-sixième du Prince pour comprendre le sens de son appel patriotique, au sursaut national et de son exhortation à libérer totalement l’Italie de l’esclavage des barbares. En clair, ce dernier chapitre du Prince donne la véritable signification à l’ensemble des œuvres de Machiavel. L’audace de sa pensée, la grandeur de sa vision, l’élégance subtile de son écriture rassure et indique plus clairement que cet homme de valeur est un véritable bâtisseur de la liberté. Il faudrait souligner que l’objectif premier de Machiavel est celui de la recherche de la liberté italienne d’abord et ensuite celle du citoyen et du monde.

Pour le reste, il est nécessaire de rappeler que Machiavel est un homme de l’action politique et non celui qui se contente seulement de raconter les faits qu’il n’a pas vécus. C’est sans doute ce qui fait que la pensée machiavélienne est axée sur la défense absolue de la patrie. Soucieux de rétablir et de restaurer l’équité, l’ordre et la liberté, il s’est fait fort de préconiser et d’élaborer une politique de libération axée sur la force et la ruse que certains penseurs et rois ont qualifié et taxé de cynique, de pratiques obscures et cruelles. Et pourtant, cette politique machiavélienne tant contestée serait la mieux partagée. C’est une politique qui garantit et restaure la liberté.

Autrement dit, le machiavélisme est la solution concertée et idoine pouvant sortir l’Italie de l’impasse. Pour ce dernier, rien n’est plus beau et plus important que la liberté humaine. Ce qui importe chez Machiavel, c’est de rétablir l’ordre social, l’équité ou l’équilibre. Mais pour restaurer la liberté, dit-il, il faut un homme valeureux, un surhomme, un homme excellent, qui ose, qui aspire à être, un habile homme, un homme vertueux. C’est exemplairement le surhomme de Nietzsche, qui est l’être supérieur caractérisé par l’initiative créatrice, par son courage et son dynamisme. De plus, c’est bien « celui qui s’élève au-dessus de l’homme d’hier et d’aujourd’hui […] jusqu’à son être. » (M. Heidegger, 1958, p. 122.).

En tout état de cause, le prince de Machiavel incarne l’homme de l’excellence, qui est engagé résolument dans le processus de libération de sa patrie et de son peuple.

En somme, c’est un homme assez responsable, sur qui pèse la lourde responsabilité de l’humanité toute entière, qui par son action audacieuse pourrait rendre en même temps toute la nation heureuse. C’est donc un révolutionnaire qui, selon Hannah Arendt « sait à quel moment le pouvoir appartient à la rue, et quand l’heure est venue pour lui de s’en emparer ». (H. Arendt, 1972, p. 214)

Cela dit, la liberté d’un peuple ne peut être confisquée éternellement. Tôt ou tard, ce peuple se lèvera, réclamera son indépendance et sa liberté. L’exemple le mieux indiqué est celui des États Africains qui réclament encore à la puissance coloniale la totalité de leur indépendance et plus de liberté. Cela est révélateur du caractère fondamental et essentiel de la liberté pour tout homme. Il revient de ce fait au souverain d’assurer à ses sujets une liberté qui ne puisse nuire à la paix. Si la liberté est l’absence d’empêchement extérieur à nos désirs, la loi quant à elle est un empêchement extérieur ; le sujet est libre de poser tous les actes que la loi n’empêche pas. Les lois ne sont pas faites pour gêner l’existence des hommes, mais pour les diriger, les garder contre eux-mêmes et les autres afin que règne la paix. La liberté sans limite est liberticide, car nécessairement violente, dominatrice et destructrice des droits universels fondamentaux. Toutefois, il y a des cas où combattre est alors la seule issue, le seul moyen de satisfaire la fin en question. Cela voudrait dire que tout homme n’a d’autre choix que de combattre et de lutter pour conserver sa propre vie, sa liberté, son indépendance et sa souveraineté. Il va sans dire qu’une telle nécessité est tout à fait étrangère à un quelconque sentiment de culpabilité. C’est en cela que pour Machiavel, « s’il s’agit de délibérer sur son salut, il ne doit être arrêté par aucune considération de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, d’ignominie ou de gloire. Le point essentiel qui doit l’emporter sur tous les autres, c’est d’assurer son salut et sa liberté ». (N. Machiavel, 1952, pp. 707-708). Pour le secrétaire florentin, la défense de la liberté de l’État est indispensable. C’est pourquoi, déplaçant pour ainsi dire la question morale, il affirme que le bien ou la fin ne peut naître que du mal appliqué avec raison. Ainsi, toute marche vers la liberté est un bouleversement, un changement, une révolution. Cela peut être perçu comme un mal car transformant l’ordre des choses déjà établi. Mais en fait, c’est un mal nécessaire puisqu’il ne s’agit plus de réaliser un idéal, mais de fonder un nouvel État dont la liberté sera plus perceptible. Pour ce faire, le prince a besoin d’autres qualités que celles de l’homme vertueux.

Machiavel apporte une vision réaliste du monde. Il faut donc lui reconnaître le mérite d’avoir conçu avec une froide sagacité l’idée nécessaire du salut de l’Italie en plaçant cette idée dans un État. Pour cet homme politique, ce qui altère la liberté, c’est bien la dépendance des hommes, des personnes particulières.

Machiavel a montré au monde que c’est dans l’unité que l’on pourra bâtir une nation forte et puissante. Conscient que tout a été détruit, il invite plutôt à récréer, à rétablir l’ordre social et à restaurer par la suite la liberté et la dignité humaine. Son but le plus pressant, c’est de soulager le peuple en le délivrant de l’oppression. Mais la fondation d’un ordre nouveau, a toujours été une entreprise périlleuse, car l’homme craint et résiste au changement. Cependant, restaurer la liberté et la dignité humaine, est le seul gage d’un développement durable et viable. Ainsi, tout comme le droit à la vie, le droit à l’épanouissement de leur personnalité et au respect de leur dignité, la liberté aussi reste et demeure un droit inaliénable. Machiavel n’a cessé de servir la cause de la liberté.

Quoi qu’il en soit, une réforme est nécessaire pour situer les responsabilités et rétablir l’équité, l’équilibre et l’ordre social. Tel est l’ambition du chapitre vingt-sixième du Prince. Dès lors, la liberté est un droit inaliénable que tout peuple et tout citoyen a le droit et le devoir de revendiquer quand elle est bafouée et traitée avec mépris. Cela fait dire à (E. Bréhier, 1964, p. 605), que « la liberté n’est donc pour Fichte ni une revendication populaire, ni une limitation des pouvoirs de l’État : elle est une exigence rationnelle ». Ainsi, c’est dans un individu ou un groupe restreint d’individus spécialement doués qu’elle se manifeste d’abord et progresse par la suite. Toutefois, s’il ait un trait permanent dans l’activité de Fichte, c’est son effort pour constituer autour de lui des groupes très restreints d’hommes éprouvés d’où devait rayonner l’esprit de liberté.

En adoptant la définition de la liberté selon le philosophe allemand Fichte, l’on comprend que la liberté est nécessaire et essentielle. L’on doit alors la réclamer en vertu d’un droit réel que l’on s’arroge. Elle est donc une exigence rationnelle. Le machiavélisme est une politique qui garantit la sécurité et la liberté des citoyens. Dès lors, il serait souhaitable que par la force ou par la ruse, l’on parvienne à récréer et restaurer cette dignité, cette liberté et ce salut. L’essentiel, c’est de libérer la patrie.

L’appel de Machiavel à la libérer l’Italie de l’oppression étrangère, est le signe de son attachement indéfectible à l’amour de la liberté. À travers cet appel patriotique, il voulait réveiller et éveiller la conscience d’autrui face aux exigences de la liberté. Il disait au peuple italien que l’heure de la liberté avait sonné, et que la seule issue, le seul moyen de satisfaire la fin en question, c’était de combattre, et surtout, tout homme n’a d’autre choix que se battre pour conserver sa propre vie et de se réaliser socialement. Il est donc clair que c’est par le combat seul que l’on pourra obtenir la liberté. Cela dit, le prince doit changer selon les circonstances ou quand les circonstances l’exigent. Il lui reviendra de changer sa manière de gouverner tout comme a su le fait Moïse, « quand il voulut que ses lois et institutions allassent de l’avant ». (N. Machiavel, 1952 p. 1503). Bien plus, Léo Strauss reprend cette pensée sur l’homme de Dieu, en montrant pertinemment que « celui qui lit la Bible avec bon sens verra que Moïse fut contraint, pour assurer l’observation des Tables de la Loi, de mettre à mort une infinité de gens qui s’opposaient à ses desseins, poussés uniquement par l’envie. » (L. Strauss, 1982, p.137). Moïse a donc agi par nécessité. Par ailleurs, toute sanction tendant à la privation de liberté à l’homme est interdite. Ainsi, pour (E. Bréhier, 1964, p.603.)

Le seul idéal pratique de Fichte, c’est la liberté : la liberté trouve précisément sa propre limite en son produit même, qu’elle ne peut dépasser, que si elle se sert de ce produit comme moyen pour aller plus avant ; sinon, la liberté risque de se fixer en sa création et de perdre la puissance de progrès qui lui est essentielle…

Comme Machiavel, Fichte pense que la liberté est essentielle et fondamentale pour l’homme. Elle est donc une exigence rationnelle qui ne peut s’obtenir que dans le sacrifice de soi ou le don de soi. En tout état de cause, il faut retenir que Machiavel apporte au monde politique de nouvelles ordonnances et coutumes, en vue de révolutionner ou réveiller ce monde endormi. En fait, si Machiavel recommande tant de rigueur et de sévérité, c’est parce que la liberté et la gloire s’acquièrent au prix de la lutte. Toujours est-il que la restauration de quelque chose dont on s’est séparé depuis longtemps n’est pas moins révolutionnaire ou choquante que l’introduction de quelque chose d’entièrement nouveau. C’est pourquoi, dit (C. Lefort, 1972, p. 200), « sa thèse est qu’il n’a eu d’autre intention que de rechercher les règles d’une pratique ». Aussi, soutient Claude Lefort, « il en est une autre assurément, à remarquer qu’aussitôt après avoir mis le salut de l’État et de la liberté au-dessus de toute considération morale, Machiavel invoque les usages des Français et ne parle plus que du salut et de la gloire du Roi. » (C. Lefort, 1972, p. 200.). Ce qui compte c’est la liberté, l’indépendance, la souveraineté et le salut de l’Italie. Alors, tout citoyen gagnerait à honorer cette exigence rationnelle.

En somme, retenons que le machiavélisme n’est qu’une aspiration à la paix, au rétablissement de l’harmonie sociale, du vivre ensemble, de l’unité et de l’unification, de la liberté et de l’indépendance du peuple, mais surtout de la dignité du genre humain.

CONCLUSION

Que peut-on déduire de cette réflexion sur la liberté chez Machiavel? Il me semble que cette synthèse principale qu’il faut en tirer est que la républicaine comme la conçoit Machiavel, est conçue très précisément comme absence de domination et non plus comme simple absence d’interférence effective. Cette thématique est donc investie dans le domaine politique, où l’excellence humaine est supposée résider dans le fait d’instituer une cité libre capable de résister à la contingence des événements. L’expression que cette idée trouve chez Machiavel, est celle de vitù et de fortuna. De là nait chez Machiavel les moyens d’une préservation plus prolongée de l’intégrité d’une cité, seule condition du maintien de la liberté des citoyens. C’est en cela que (Q. Skinner, 2000, p.142) « juge possible et souhaitable de tirer du républicanisme florentin, et surtout de Machiavel, une conceptualisation de la liberté en rupture avec l’héritage d’Aristote ». Machiavel mettant ainsi l’accent sur la question de la liberté, pense que toute cité qui a le souci de sa grandeur, devrait se garder de toute forme de servitude politique, d’où qu’elle vienne : soit de l’intérieur, soit produit d’un impérialisme.

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