Infundibulum Scientific

LE DÉNI D’AUTOCHTONIE À EKOUK (GABON)

Alain BOUSSOUGOU
Enseignant-Chercheur
Université Omar Bongo (Gabon)

Résumé

L’autochtonie n’est non un sujet en friche mais un objet connu des sciences humaines. Contrairement à certaines opinions, qui ont animé les débats sur cette question, sous l’angle très souvent de l’opposition autochtones-allogènes, cet article investit essentiellement les conflits inter-allogènes observés dans la région d’Ekouk au Gabon où les autochtones sont étonnamment « invisibles ». En partant de l’analyse du déni des droits fonciers d’une catégorie d’allogènes par d’autres, il met en relief l’idée que le rejet de l’autre, habituellement imputable aux autochtones, est un trait de caractère qu’on retrouve également parmi les allogènes. Le partage de ce statut entre tous et l’accès illégal aux ressources foncières sont des variables mobilisées par les uns pour remettre en cause la légitimité et les droits de maîtrise de la terre des autres. Cette pratique se vérifie mieux dans des situations de concurrence foncière.

Mots clés : Ekouk, forêt, reboisement, anciens salariés, migrants, conflits.

Denial of autochtony at Ekouk (Gabon)

Abstract

Autochtony is an objet treated in the humanities. Contrary to some opinions, which animated the debates on this question, very often from the angle of the indigenous-allogenous opposition, this article examines inter-allogenic conflicts observed in the Ekouk region of Gabon where the natives are surprisingly « invisibles ». Starting from the analys of the denail of land rights of one category of allogens by others, he highlights the idea that the rejection of other usualy attribuable to the natives, is a trait that is also found among the non natives. The sharing of this status among all and the illegal access to land resources are variables mobilized by some to question the legitimacy and the rights on the land of others. This practice is best verified in situations of land compétition.

Keywords : Ekouk, forest, reforestation, former employees, migrants, conflicts.

La negación de la autoctoniá en Ekouk (Gabón)

Resumen

La autoctonía es un objeto de estudio en las ciencias humanas. Contrariamente a ciertas opiniones, que han animado los debates sobre esta cuestión, desde el ángulo de la oposición entre nativos y no nativos, este artículo examina los conflictos entre no nativos observados en la región de Ekouk en Gabón, donde los nativos son sorprendentemente invisibles. A partir del análisis de la nagación del derecho a la tierra de una categoría de no nativos por parte de otros, se destaca la idea de que el rechazo del otro, generalemente atribuible a los nativos, es un rasgo de carácter que también se encuentra entre los alógenos. El reparto este estatus entre todos y acceso ilegal a los recursos de la tierra son variables movilizadas por unos para cuestionar la legitimidad y los derechos de otros sobre la tierra. Esta prática se verifia mejor en situaciones de competencia por la tierra.

Palabras clave: Ekouk, bosque, reforestación, ex empleados, migrantes, conflictos.

Introduction

La « révolution de l’Okoumé », marquée à la fois par la découverte en 1889 de cette essence emblématique de la forêt gabonaise et l’essor ensuite de l’industrie du bois (G Lasserre, 1955, p. 119), désigne une période clé de la vie économique de ce pays d’Afrique centrale. Elle est particulièrement caractérisée par la mise en valeur de cette ressource. Son exploitation fut timide au départ, à cause notamment de la nature archaïque et manuelle des outils de production qui débouchait sur des résultats moyens. Elle sera plus incisive autour des années 1930 en raison de la mécanisation de l’activité. Les régions côtières et surtout l’Estuaire[1] seront les premières défigurées. L’abondance des peuplements d’Okoumé et le bénéfice d’une façade maritime navigable avaient persuadé les exploitants européens de l’intérêt d’investir les forêts de la côte de l’Estuaire. C’est alors que certaines localités, dont Ekouk, situées près des cours d’eau, devinrent le théâtre.

Intensément exploité, cet espace suit ensuite une autre trajectoire liée au reboisement initié sous la colonisation et poursuivi par l’État gabonais avec la promulgation de l’ordonnance du 12 février 1965 créant la Société des Techniques des Forêts d’Okoumé (STFO) (J.M. Minko Mi Obame, 2009, p. 11) et qui, parallèlement, convertissait cette localité en campement pilote. La création de ce chantier a attiré des demandeurs d’emploi venus essentiellement des régions du sud. Mais ces derniers, dont la présence était liée au temps du chantier, n’ont étonnamment pas renoncé à la vie dans cette friche industrielle. Ils représentent la population locale actuelle avec d’autres occupants.

L’examen de ce bout de terre présente un double intérêt, d’abord centré sur la découverte du phénomène de colonisation et de contrôle global de la terre par les groupes migrants, et la maîtrise après des comportements de ces derniers à rappeler sans relâche leur statut d’allogène dans l’optique de contester les droits de ceux qui, dans le cadre de la compétition foncière, « confisquent » les parcelles. Il s’agit en réalité d’une rhétorique identitaire ancrée et répandue dans cette bourgade. Ce qui en soi traduit le contexte conflictuel qui gangrène quelquefois celle-ci et notamment sa partie la plus assiégée : Ekouk-chantier[2]. Le déni de droit introduit par cette manipulation du discours identitaire permet ainsi de se nourrir de cet exemple de localité sous-contrôle absolu des migrants pour mettre en surface l’existence en leur sein du phénomène de « rejet de l’autre » souvent pompeusement attribué aux groupes autochtones. Cette question est certes associée au champ de l’identité, mais apparaît encore comme un terrain en friche en prospectant la littérature spécialisée. En effet, bien que la problématique de l’identité ait été au cours de ces dernières décennies la tarte à la crème des discours scientifiques (N. Marouf, 1995), ceux centrés sur l’Afrique ont plutôt toujours privilégié l’opposition autochtones-allogènes (J.P Dozon, 2000 ; A. Cutolo, 2008) ; une posture plutôt partagée par J.F. Bayart (2001) qui y remarque une sorte de généralisation de celle-ci.

Elle s’est quasiment imposée comme l’unique angle d’analyse des questions relatives à l’autochtonie. Mais contrairement à ce qui pourrait s’apparenter donc à une « tradition », le travail entrepris prend le contre-pied de cette orientation en considérant une nouvelle approche, qui, fidèle à la réalité du terrain investi, rend compte de l’émergence d’une opposition inter-allogènes. Dans le cas de la localité d’Ekouk, et de la compréhension des conflits fonciers qu’elle connaît, notre démarche suggère l’idée d’y entrevoir des articulations avec la question de l’individuation du mode de migration dans cet espace, la diversité de son peuplement et plus significativement l’absence de figure locale légitime.

Il s’agit avec cette étude de creuser la problématique des conflits fonciers à Ekouk et singulièrement le glissement opéré dans la « rhétorique identitaire » observée. Pour objectivement saisir le nœud du problème, nous figerons dans un premier temps l’attention sur l’histoire de ce territoire. Ensuite, un complément de celle-ci sera fait avec la présentation des populations locales. Enfin, l’analyse sera plus centrée sur les rapports fonciers et l’explication, à travers la mise en surface des questions des droits de propriété et de légitimité d’accès aux ressources foncières, du phénomène de déni d’autochtonie constaté. Toutes les réflexions commandées par la recherche engagée s’appuient sur un corpus ethnographique, constitué d’observations et des données discursives, collecté sur plusieurs années auprès d’informateurs locaux[3].

1. Accès au sein de l’ancien chantier

1.1. Histoire de la mise en chantier d’Ekouk

La localité d’Ekouk est un cartel de villages-rues situé dans la région de l’Estuaire et qui a pour village principal Ekouk-Chantier. Elle est administrativement un bras du département du Komo-Kango. Son existence est imputable à l’avènement de l’industrie du bois et à la mise en place de la politique de reboisement décidée par l’administration coloniale dans le premier tiers du XXe siècle. Le risque d’extinction de l’Okoumé devenant réel, elle eut l’idée de parer à cette éventualité en procédant à la création des plantations. Elle était persuadée qu’avec ces outils, elle allait renverser la tendance en « imitant la nature et hâter son œuvre » (F. Grison, 1978, p. 4).

En projet en effet depuis les années 30, elle tarda cependant à passer la phase pratique à cause des problèmes de financement et l’éclatement plus tard de la Seconde Guerre. C’est finalement autour de 1946 que les campagnes de reboisement débutèrent avec des résultats plutôt décevants. « Les faibles moyens mis à la disposition des forestiers ne permirent que des réalisations timides à but expérimental » (F. Mabika Mboumba, 1993, p. 6). La moisson obtenue fut la réalisation au nord de Libreville d’une plantation d’Okoumé de 300 hectares dite Forêt de la Mondah et un arboretum d’une superficie d’à peine 5 hectares à Sibang. Manifestement déçue, l’administration qui ne se satisfaisait pas de ces résultats multiplia les initiatives allant jusqu’à instaurer en 1957 une taxe forestière pour renflouer le trésor du projet et lui redonner un nouveau souffle.

Les efforts financiers consentis eurent pour effet heureux la création de nombreuses plantations dont celle de la Bokoué à Ekouk en 1959. Elle était après ce « coup de pouce » de l’administration la première à sortir de terre et à servir de référence. Pour cette raison, on la baptisa campement n°1. Sa superficie était plus importante que celle de la forêt de la Mondah. C’est à l’échelle nationale la plus grande aire reboisée.

Tableau I : Répartition des brigades forestières, décompte effectué à l’échelle du pays en 1990.

BrigadesProvincesSuperficies (en ha)
1. MondahEstuaire1120
2. NkouloungaEstuaire4176
3. Haut-ComoEstuaire2887
4. MvoumEstuaire8596
5. MbinéMoyen Ogooué886
6. NdouaniangEstuaire620
7. BakoumbaHaut-Ogooué73
8. FrancevilleHaut-Ogooué71
9. Bokoué-FEDEstuaire12 126,8
Total 30 555,8

Source : DIARF, 1991. L’ordre de classement des brigades affiché dans ce tableau n’est pas lié à leur ordre de création. Il s’agit d’un récapitulatif de l’ensemble des brigades du pays.

La plantation d’Ekouk a gagné en volume grâce au choix de l’État gabonais de conserver le projet. Il représentait la pépinière de l’économie du pays. C’est pour ne pas s’engager vers un horizon incertain qu’il le fit et l’équipa de moyens supplémentaires telle la STFO. Elle avait pour mission de continuer la politique de reboisement imprimée par l’administration coloniale et de la renforcer pour assurer la pérennité des essences utiles. L’entreprise emprunta pour cela la voie de la diversification et de l’innovation, en réservant l’essentiel des parcelles à la production certes de l’arbre majeur, mais en y cédant également quelques unes au reboisement des bois divers. En procédant de la sorte, elle a réussi à remporter le pari de la continuité de l’activité et du renforcement des ressources par l’introduction de nombreux bois divers (Bilinga, Framiré, Moabi, Padouk, etc) repérables dans plusieurs plantations.

1.2. Une localité « sans » administration traditionnelle

De par son aspect, Ekouk renvoie l’image d’une « terre vacante et sans maître » (C. Coquery Vidrovitch et H. Moniot, 2005, p. 103) colonisée d’abord par l’administration coloniale et par la suite l’Etat gabonais. Ce qui est très inexact si l’on se réfère à la conception de l’espace en Afrique. « Il n’est pas d’abord un vide et non plus ou n’est pas seulement une étendue mesurable. C’est un milieu d’actions et un réceptacle d’éléments divers et d’énergies » (B. Dika Akwa, 1983, p. 115). L’espace africain est à la fois une totalité et une diversité, homogène et multiple. Un trait de caractère méconnu du colon qui déniait tout droit à l’Africain.

Le droit des Africains avait été, dès l’abord, écarté, puisqu’ils ne connaissaient pas la propriété privée, seule admise par le code métropolitain ; les juristes de l’époque ignorèrent le rôle des chefs de terre, dont l’existence était pourtant avérée. On s’appuya sur l’abondance relative des terres, sur le mythe de la fertilité des sols de la zone forestière, enfin sur les densités très faibles des populations et leur mobilité pour élaborer la thèse des « terres vacantes et sans maître » dont la propriété revenait à l’Etat (C. Coquery Vidrovitch et H. Moniot, op.cit, 2005, p. 103).

C’est par cette conduite que le colonisateur arriva à arracher des milliers de terres à ceux qu’il soumettait. Mais la conception de l’espace qu’il a introduit n’est pas digérée d’un trait par l’Africain. Car, dans la sienne, toute terre appartient toujours à un groupe d’individus, à une collectivité clanique, villageoise ou familiale. « Même quand certaines étendues « désertiques » à la végétation luxuriante, apparaissent comme de véritables partes nullis, ces zones territoriales, qui manifestement, ne semblent appartenir à personne, [… ne sont] jamais un no mans land mais plutôt un latifondium désertique » (M. Alihanga, 2004, p. 127). L’absence d’homme en un lieu, de villages, de champs, d’autels ou cimetières, ne constitue pas pour l’Africain un alibi suffisant pour le qualifier de vacant. Certaines propriétés ne sont parfois pas exploitées en prévision des générations à venir qui, grâce à cet héritage, disposeront de ressources.

1.3. L’« effacement » des autochtones

Les industriels ne furent pas les premiers à prendre la région d’Ekouk d’assaut. Cette localité était avant leur arrivée une « réserve de chasse » des communautés villageoises fang de Kango[4] et Bifoun[5]. Elles sont les « premières » à investir cet espace et en revendiquer les droits d’autochtonie[6]. Exploité à l’origine pour les activités cynégétiques, il servait aussi de sorte d’épicerie pour l’approvisionnement en denrées alimentaires non animales du type asperges, champignons et autres légumes, fruits sauvages, à l’instar de l’irvingia gabonensis (mangue indigène), des noisettes, des cerises tropicales, et régulièrement sollicité comme pharmacie pour se procurer en plantes médicinales utiles aux traitements de certaines pathologies. C’est d’ailleurs l’arbre Ekouk (nom fang de l’alstonia boonei) en abondance dans cet écosystème et utilisé en médicine traditionnelle[7] qui décidera ces populations à désigner la région du nom de cette essence.

Étrangement, l’ombre de ces dernières ne défile jamais sur le site. On ne les voit pas et ne les rencontre nulle part. Impossible d’y repérer même un seul membre d’un bout à l’autre de la région. Elles poussent leur discrétion à l’extrême : ni tombes ou champs, aucun échange, rien ne rappelle leur existence, encore moins leur filiation avec la localité. Elles vivent en total retrait de celle-ci. La seule circonstance qui les faisait parfois sortir de leur réserve était les échéances électorales[8]. Pendant longtemps, l’organisation de certaines d’entre-elles menaçait quelquefois la paix sociale à cause de la participation des migrants, mais surtout leur triomphe[9]. Ce qu’elles désapprouvaient rageusement.

On vit ici chez les fang, sur leur terre. C’est vrai qu’ils nous laissent vivre là, depuis le début des chantiers, mais cela ne signifie pas qu’ils ont abandonnés leur terre ou leurs droits. On l’oublie parfois, comme ils ne sont pas présents et qu’ils vivent loin. On se dit qu’on vit là un peu avec la « permission » de l’État ; puisque le chantier lui appartenait, le site aussi, et nous étions ses employés. De plus, on est tous gabonais : et en tant que citoyen nous sommes chez nous. Ils ne viennent jamais ici, ils ne s’occupent pas de notre vie et de ce qu’on fait. Ils ne nous dérangent pas. Sauf si on rentre dans les choses de la politique[10].

Les autochtones consentent, par respect de la disposition consuétudinaire régissant la libre circulation des populations des communautés diverses (surtout les nationaux) et par leur attachement au principe d’hospitalité, à ce qu’un individu s’installe sur une terre autre que celle de ses ancêtres. Ils souscrivent également à l’idée qu’il jouisse d’un certain nombre de droits essentiels à son bien-être, mais en aucun cas, à celui de conquérir le pouvoir. Celui-ci reste leur prérogative qui ne peut être partagé. C’est le droit suprême. Lequel permet par son contrôle de différencier les natifs des « étrangers » et, plus objectivement, de hiérarchiser les positions sociales. Toute intention des seconds à vouloir l’acquérir est vécue comme un affront qui oblige les autochtones à rappeler leur statut de dépositaires des lieux aux habitants d’Ekouk par l’usage du vocable stigmatisant de « populations flottantes »[11]. Il s’agit là de l’unique cas de figure où ils se dévoilent. Si ce n’est cette circonstance, ils sont très effacés. Mais l’explication à l’origine de la curieuse distance de ces groupes avec cette partie de leur territoire est à rechercher dans la pénurie d’eau qu’elle connaît. Cet espace est très pauvre en eau et particulièrement toute l’aire qui abrite les groupements humains. Ce qui constituait pour eux un véritable frein à toute implantation, d’où la préférence des sites actuels. Les incursions à Ekouk n’étaient motivées que par les préoccupations économiques et médicinales. Cela dit, la distance s’est réellement installée, assortie à son éloignement, avec la conquête industrielle qui les a poussés à abandonner définitivement le milieu.

2. La population locale à Ekouk

2.1. Des employés sédentarisés

Le projet de reboisement a transformé Ekouk en bassin d’emplois car la charge de travail réclamait énormément du personnel. Mais, la main-d’œuvre manquait cruellement dans l’Estuaire, à cause du trop-plein d’entreprises installées et la situation accablante de la démographie ; estimée pour l’ensemble du pays à quelque 420 000 âmes (G. Balandier et J.-CL. Pauvert, 1952, p. 8). Privée en outre de voies de communication (G. Lasser, 1958, p. 136), la région fut donc par le hasard de son emplacement en zone côtière une cible idéale de l’activité forestière. En effet, la prise en compte de la question des voies de communication a joué un rôle central dans la stratégie d’exploitation d’abord des zones côtières. Lesquelles allégeaient :

L’organisation de l’espace forestier [qui] a toujours été conditionnée par la question du transport, et tout d’abord par les possibilités d’acheminement du bois par simple flottage. L’excellente flottabilité de l’okoumé, bois de faible densité (0,6 à 06,65) traditionnellement utilisé pour la fabrication des pirogues, des ramifications du réseau navigable dans le bas Gabon offraient des conditions particulièrement favorables qui fixèrent les lieux de l’exploitation dans la plaine côtière jusqu’à la période coloniale (R. Pourtier, 1989, p. 151).

Ce choix était motivé au fond par le double objectif de répondre à l’urgence de l’accès à la ressource et à son évacuation.

La préférence des industriels pour ces zones s’explique par leur couverture en cours d’eau. La région de l’Estuaire qui en est suffisamment pourvue par la providence et auréolée du statut de principal pôle administratif et économique de la colonie du Gabon avait naturellement attiré de nombreuses entreprises[12]. Cette concentration d’entreprises était cependant confrontée au problème de main-d’œuvre capable de fournir les immenses gisements de forêts présents. Car, dans la zone, la main-d’œuvre locale déjà embauchée parcourait plutôt les forêts concédées à la Société des Bois de la Mondah (N. Métégué N’nah, 2006, p. 117). La solution était venue de l’hinterland et très précisément des régions du Sud, qui fourniront au campement n°1 l’essentiel de sa main-d’œuvre. Il employait plus d’une centaine d’ouvriers répartis dans ses quatre départements. Le service foresterie comptait 88 agents, la scierie 23, la mécanique tournait avec 20 et l’administration 14 (A. Boussougou, 2012, p. 111).

L’ensemble du personnel était logé dans un camp d’accueil. Très exigeant à la base, le secteur du reboisement associe l’exploitation forestière en amont et la création des plantations en aval. Le travail dans le premier cas consiste à défricher la forêt pour permettre le démarrage de la seconde. Il est question ici de procéder à l’élimination de la forêt préexistante et du recrû. La masse de bois élagué[13] était du bois divers et quelques rares pieds d’Okoumé ignorés par les compagnies concessionnaires qui avaient exploité la région. Pour accomplir des tâches aussi physiques, l’entreprise recherchait une main-d’œuvre jeune, forte et brave. Il en était ainsi des « volontaires du sud ». Dans ce lot, les natifs de la Ngounié étaient en surnombre. Car la région était, selon certains rapports de l’administration coloniale, un « réservoir de main-d’œuvre » (G. Balandier et J.-Cl. Pauvert, 1952, p. 8).

Le quotidien de ces ouvriers était partagé entre l’exécution de longues journées de travail en semaine et le repos les weekends pour s’occuper de soi et leur famille. Ainsi alternaient-ils leur vie durant des années. Mais celle-ci s’est désintégrée avec le chômage provoqué par la fermeture du chantier. Cette fin doit être analysée à partir de la superposition d’une série de conjonctures qui remontent à la décennie 1970. Une période dominée par deux graves crises économiques[14] qui ont causé le repli de l’économie nationale et privé le secteur du reboisement de l’aide extérieure dont-il dépendait. Étouffée par les difficultés de trésorerie liées à la perte de cette rente, la STFO n’était plus en capacité de remplir ses obligations. Elle est remplacée en 1975 par la Direction du Reboisement, placée sous la tutelle de la Direction Générale des Eaux et Forêts. Quelques temps après, dans les années 80, le prolongement des effets pervers de la seconde crise avait fragilisé les capacités d’action de cette administration. Confrontée à son tour aux tensions budgétaires, elle est contrainte de réduire le personnel et les activités à l’entretien des parcelles. En 1984, grâce à une aide du Fonds européen de développement, le reboisement est relancé sous la houlette du Projet-FED. Mais l’activité ne tiendra que moins d’une dizaine d’années. En 1992, après des crises successives, le chantier est définitivement arrêté.

La crise d’emploi s’est imposée dans le quotidien des populations et déstabilisé leur train de vie par la privation des revenus. Ce contexte aurait dû favoriser les départs[15]. Il en fut autrement. Mais la fidélité à l’ancien espace de travail n’est nullement d’ordre affectif. La possibilité de reconversion dans les activités paysannes (agriculture, chasse, cueillette) offerte par le tissu forestier local est l’un des facteurs de cet ancrage. « Malgré l’absence d’emploi, dira l’un d’eux, personne ne meurt de faim ici. Il suffit d’être un peu brave pour faire les champs ou la chasse »[16]. Tous sont cultivateurs et pratiquent également la chasse. Car, pour les reprendre, la terre est fertile et la forêt riche en gibier[17]. Le facteur économique a toujours été prééminent dans le choix de sédentarisation des populations, mais celles-ci, indépendamment du déterminant économique, insistent également sur les problèmes de sorcellerie qui rongent leur village, de négligence de la préparation de leur retour, de carence des routes bitumées[18] et des centres de santé fonctionnels. Toute une batterie de causes qui aide ainsi à comprendre le choix qu’ils ont fait. Cependant, le grand nombre garde tout de même l’espoir de regagner un jour leur village, même pour y être enterré, et ce, malgré le divorce prononcé par le temps et l’absence de visite.

2.2. Un corps social multiethnique

Le corps social, constitué à la base de l’ancien personnel, s’est étoffé au fil du temps avec d’autres arrivées. Des vagues de migrants ont afflué, couplant des proches des ouvriers et des individus lassés de la ville (retraités). Les urbains sont les derniers à s’y inviter. L’ancien personnel a joué un rôle capital dans la poussée démographique en faisant venir les parents, les compagnes restées au village ou en allant en épouser[19]. Du fait de ces rapprochements, la population a accru d’une centaine d’âmes à des milliers[20] et originaires aussi du sud. L’extension de la localité est la traduction de ce bond démographique marqué par la création des quartiers et deux nouveaux villages[21]. Cependant, la distribution sociale est inégale et à l’avantage des groupes Nzèbi et Masangu. Cet avantage démographique et foncier est à rechercher dans les couloirs de l’histoire de leur recrutement, d’une part, et, d’autre part, à l’essor du phénomène des rapprochements familiaux mentionnés plus haut et à celui des regroupements ethniques.

Quand la société envoyait des recruteurs dans la province de la Ngounié, ils parcouraient le plus souvent les régions de Lebamba, Mbigou, Mimongo d’où nous sommes originaires. Ils préféraient recruter là-bas parce que les populations n’étaient pas difficiles à convaincre et, parfois, il y avait parmi certains recruteurs des ressortissants de la communauté. Et quand on voyait leur vie, on voulait les imiter. On a donc sauté sur l’occasion de travailler à Ekouk[22].

Établis en grand nombre à Ekouk-Chantier, ils sont statistiquement majoritaires et leur position est confirmée en chiffre par un échantillon réduit à 140 chefs de ménage recensés en 2010. Selon les tendances, 46% sont des natifs du premier groupe, 32% originaires du second, 9% appartiennent à la communauté Punu, 4% au groupe Simba, idem des Tsogho, 2,5% Vungu, 1,5% Gisir et 1% Kota. Les deux premières communautés apparaissent en nombre réduit dans les villages d’Ekouk-Obendzi et Ekouk-Village où se côtoient plutôt les Punu et les autres. En revanche, Ekouk-chantier est leur citadelle. Elles sont ostensiblement visibles. Plusieurs facteurs socioéconomiques, dont l’étroitesse des logements de fonction, permettent de bien expliquer le partage de cet espace entre les deux groupes. En effet, dans le cadre de ses activités, l’entreprise STFO avait aménagé des logements de fonction distribués dans le camp.

Mais ces pavillons faits en matériaux simples étaient dans leur conception des calques des modèles occidentaux de la famille nucléaire. Les pièces étaient limitées. Les rares habitations comptant deux chambres revenaient au personnel marié. Le besoin d’espace contraignait alors certains salariés à avoir une résidence secondaire pour accueillir les proches ou à ces derniers de monter une maison non loin du camp. La crise économique des années 80 a accéléré la cadence avec le personnel compressé ; qui intensifia les constructions. La crainte de l’isolement et de la séparation avec ceux de leurs communautés persuadait beaucoup à favoriser instinctivement la colonisation des espaces fixés au voisinage du chantier. « Les spécificités culturelles et religieuses peuvent conduire les différentes communautés à se regrouper » (M. Balbo et G. Marconi, 2006, p. 115). La tendance à rester proche des siens, à vivre entre soi, a alimenté à terme une sorte d’inclinaison à la préférence ethnique dans les transactions foncières. Ce qui a aisément contribué au renforcement de la présence du contingent des deux communautés dans cette partie de la localité. Peu sollicitée de ces communautés, l’autre bout inexploité de la localité[23] aiguisera plutôt la convoitise d’autres salariés et en premier lieu, leurs proches.

3. Le déni d’appartenance à Ekouk

3.1. Le respect du droit coutumier

Interpréter les raisons de la sédentarisation des populations dans ce milieu comme un signe d’exaltation de leur part de l’occupation de ce havre c’est aller à contre-courant de la réalité. Elles surprennent beaucoup en laissant échapper l’idée de s’y sentir « étrangères ». Le sens revêtu ici ne renvoie pas à la disqualification de l’appartenance à l’échelon national mais plutôt à l’échelon ethnique ou clanique. On comprend de fait que la notion d’« étranger » recouvre plusieurs degrés. En effet, « un ressortissant d’un groupe ethnique différent n’est pas étranger au même titre qu’un « fils du pays »; celui-ci ne l’est pas sur un pied d’égalité avec un enfant issu du clan » (M. Alihanga, 2004, p. 131). Le sentiment d’en être qui se dégage chez ces populations est à relier à leur attachement à la conception indigène de l’appartenance à la terre. Laquelle appartient toujours à un groupe et ne s’acquiert que suivant le respect des « règles de filiation patrilinéaire ou matrilinéaire » (J.E. Mbot, 1997, p. 15), sans lesquelles personne ne peut revendiquer une quelconque appartenance. Cette approche du lien à l’espace est ancrée en eux car ces groupes sont eux-mêmes issus des cultures qui la défendent. Dès lors, au contact d’une terre « inconnue », qui échappe à la maîtrise de leurs lignages, ces populations n’ignorent pas leur statut d’allogène. Elles en sont pleinement conscientes mais trouvent parfois « vexant » cependant d’entendre les autochtones l’agiter pendant les compétitions politiques aux fins de les discriminer et leur dénier toute légitimité. Ce qui est de nature à conforter leur sentiment et, pour « se protéger » de cette invective et ne pas perdre leur identité, à actualiser la conscience de l’existence d’un « chez soi naturel » provisoirement abandonné.

Cet état d’esprit perdure encore et s’est accru de plus belle du fait de ces populations elles-mêmes. La raison à l’œuvre se rapporte à la question foncière. En effet, avec la perte de revenus occasionnée par la crise d’emploi, de nombreux ménages n’ont eu d’autre alternative pour survivre que de dépendre de la nature en s’accaparant des espaces agricoles. Cependant, dans cette course à la terre, il se trouve que d’aucuns en ont trop amassé tandis que d’autres pensent être « lésés ». Cet accès inégal à la terre constitue le fond des tensions entre habitants. Ceux-ci sont répartis en deux catégories de protagonistes : les primo migrants[24] et les autres couches de migrants. La première, largement constituée de l’ancien personnel et quelques proches, est celle qui est placée au banc des accusés. Elle a capitalisé plus de terre que les autres en raison de l’antécédence de sa présence, sa connaissance du milieu et les contraintes économiques. Installés avant tous les autres, elle a eu accès aux meilleures parcelles, aux meilleures superficies et aux meilleurs emplacements. Mais les terres conquises ne l’ont pas toujours été légalement. Celles-ci appartiennent à l’État[25] et sont réparties en deux bandes forestières limitées par les habitations villageoises et la route nationale. L’une est reboisée et classée[26], alors que l’autre est, selon la terminologie de la loi, une « forêt domaniale productive enregistrée »[27]. Les populations étaient « autorisées » à pénétrer la première pour chasser uniquement et s’adonnaient à l’agriculture dans la seconde. Or, d’en année en année, cette partie s’est rétrécie sous la pression démographique et l’extension des champs d’hévéa d’Hévégab[28].

Hévégab est venue nous arracher la forêt. Elle ne nous a laissé qu’un tout petit terrain. Pour une population de plus de mille personnes qui vit de la terre, c’était vraiment insignifiant. Nous étions obligés de voler l’État. On faisait les plantations avec les lampes la nuit. Moi ton « père », je plantais la nuit dans les parcelles de l’État. On fait les plantations ici et la chasse tous les jours[29].

Pour faire face à la crise foncière qui se profilait, certains ont commencé à envahir clandestinement l’espace reboisé placé sous la protection de la brigade forestière en place. Comptables de cette action, les hommes ont en première intention déboisé l’« arrière forêt » avant, en 2000, d’entamer les lots attenants aux villages à la fermeture de la brigade. Ce retrait de l’administration a servi de caution aux résidents pour se ruer massivement vers la réserve classée. Les primo migrants, ayant là aussi pris de l’avance, ce sont taillés encore la part du lion. Mais cette position dominante et confiscatoire des terres indignes d’autres habitants qui représentent alors la seconde catégorie des protagonistes. On inclut parmi eux, tous ceux qui disposent de maigres lots et les « sans terre »[30]. Certains, jouissant de la retraite, accordaient peu d’intérêt avant à la terre. La nécessité s’en fit finalement ressentir avec la baisse graduelle de leur pouvoir d’achat inhérent au coût élevé de la vie.

Pour ce groupe, il devient insoutenable de continuer à favoriser le monopole des uns et l’exclusion des autres sur des terres qui ne leur appartiennent pas. Ce qui implique par conséquent le rejet du principe en vigueur du premier occupant et qu’ils traduisent en acte par l’occupation des jachères des autres protagonistes. « La forêt d’ici a beaucoup de problèmes. On est trop nombreux, trop de gens et différentes façons de gérer la terre. On ne respecte pas ta parcelle. Tu cultives un champ aujourd’hui mais demain la place n’est plus à toi »[31]. Ces « passages en force » débouchent toujours sur des conflits, affrontements physiques, dégradations des champs et érosion de la cohésion sociale. Le verdict du rapport de force et l’arbitrage des « autorités locales »[32] constituent les seules voies de résolution de tels litiges.

La contestation du droit à la propriété foncière de ceux qui en tirent le mieux profit est fondée sur un double mobile : leur légitimité et la méthode employée pour disposer de la terre. Il leur est difficile de revendiquer ce droit en qualité d’« allochtone » d’une part et de « fraudeur » d’autre part. Car, comme les autres résidents, ils sont allogènes et se sont emparés des terres en recourant à des procédures qui vont à l’encontre des normes sociales. De fait, la clandestinité et l’allochtonie sont pour eux des limites. Leurs critiques avancent l’idée qu’un « migrant » ne peut être en position de revendiquer ce droit. « Depuis quand un étranger a-t-il le droit de faire la loi sur une terre qui ne lui appartient pas ? L’étranger n’est jamais propriétaire de la terre qui l’accueille »[33]. Ce titre ne peut lui être transmis que par un ayant droit, sous forme de legs ou en échange d’une compensation financière ou dons symboliques (argent, alcool, coq, etc.). Sans cette délégation de droit, la législation coutumière ou la législation moderne lui dénie tout titre de propriété. Il ne peut avec son statut de « migrant » justifier son emprise sur le territoire. Pour la majorité de la population, dont la conception juridique de la propriété dérive de la législation moderne, l’antécédence de l’implantation d’une poignée de « profiteurs », qui mobilise cet argument pour affirmer sa mainmise sur les terres forestières du village ne peut constituer un titre de propriété. Elle ne peut s’en prévaloir sans légitimité. Dans ce contexte, le seul droit qui aurait pu contenter toutes les parties est le droit d’usufruit, strictement réduit à l’usus, dépoussiéré donc de l’abusus, ce qui ne correspond pas aux habitudes des anciens. Sans cette implication, l’usufruit commande naturellement le retour des jachères dans le fonds foncier commun et permet ainsi à chacun de l’exploiter librement.

3.2. L’individuation du mode de migration

La remise en cause des droits fonciers d’une catégorie de la population par d’autres ne doit en réalité rien au facteur démographique mais bien plus au mode de migrations ayant prévalu dans la région. En effet, les groupements allogènes qui la colonisent ne l’ont guère fait dans le cadre des mobilités impliquant des cercles lignagers ou communautaires mais des individus isolés. Ce qui, dans un tel contexte, rend difficile les compromis sur la maîtrise foncière. Car, la réception dans un espace « quasi-vacant » des populations d’origine sociale diverse et en rupture avec leur milieu culturel laisse très souvent des marges de liberté à chacun de conserver ou de renoncer aux normes et aux valeurs sociales de son groupe. Un point de vue bien défendu d’ailleurs en géographie : « lorsque des populations se trouvent coupées de la masse de leur peuple par le hasard des migrations, des guerres et des persécutions, la difficulté est grande pour elles de maintenir leurs traditions » (P. Claval, 2003, p. 108). Au niveau d’Ekouk, cela se traduit par le non respect des parcelles des autres et à l’abandon de fait des convenances des traditions de ces populations.

La brousse d’ici n’est pas comme celles de nos villages. Elle appartient à tout le monde et à personne. Personne n’est propriétaire de sa place. C’est pour les autres, c’est pour le chantier, c’est pour l’État. Nous nous contentons seulement de cultiver[34].

Cette situation est consécutive à l’absence d’instance traditionnelle de régulation des rapports sociaux et d’accès aux ressources. Dans les régions natales des populations d’Ekouk, ce sont les gardiens des traditions (prêtres traditionnels, chefs coutumiers ou de lignages) et globalement l’ensemble de la communauté villageoise qui remplissent cette fonction. Cet environnement social est en soi un cadre de maintien des normes sociales et de contrôle de leur application par les différents membres. Bien entendu, ces derniers ne peuvent les ignorer et échapper à l’influence de ceux qui en sont les garants qu’en sortant de l’ « enclos culturel ». La sortie comporte parfois des risques de relâchement des principes transmis, liés dans certains cas au changement d’environnement physique, que le migrant perçoit différemment du sien[35], ou à la diversité sociale qui ne lui permet pas d’imposer sa culture et, dans l’hypothèse de l’intégration dans un territoire comptant des autochtones ne partageant sa culture, à ce qu’Evans-Pritchard appelle la « distance structurale ». Il s’agit selon lui de « la distance qui sépare des groupements de personnes dans un système social, et qui s’exprime en valeurs » (E. Evans-Pritchard, 1994, p. 134).

L’individuation de la sortie de ces groupes des aires d’influence de leur société est manifestement une piste d’explication fructueuse du relâchement du respect des droits de maîtrise de la terre et du délitement des rapports sociaux perçu à Ekouk. Cela n’aurait probablement pas été envisageable dans le contexte d’une migration de masse. En effet, lorsque celle-ci repose sur la mobilité des contingents importants des membres d’une culture, le modèle se déleste difficilement des instances traditionnelles des migrants. Car ils en sont le support et l’incarnation. L’effet de groupe y maintient la présence et l’obligation du respect des normes du groupe par ses membres.

Conclusion

La révolution de l’Okoumé qui s’est traduite par la colonisation industrielle des forêts du Gabon et l’inscription de l’économie du pays dans la modernité a nourri les mouvements migratoires en direction des bassins d’emploi sortis de terre, la rencontre des populations et leur sédentarisation. Il en va ainsi de la localité d’Ekouk à l’Estuaire. Par effet de magnétisme de l’emploi, des cohortes de travailleurs venues des régions du Sud l’ont envahie sans plus la quitter ; la fin du chantier n’a curieusement pas entamé leur détermination et la spirale des arrivées ne s’est pas estompée avec les salariés. L’afflux de nouvelles vagues de migrants l’a renforcée. Cette concentration des populations allogènes a pour corollaire l’explosion démographique, la crise foncière et la survenue des conflits fonciers. Ces tensions, nées de l’accaparement de la majorité des terres par une catégorie et fustigé par d’autres, mettent en lumière des oppositions fondées sur la contestation de la légitimité de ceux qui revendiquent les droits de propriété sur la terre, nonobstant leur statut d’allogène, le « rejet » des méthodes adoptées pour s’en emparer et le déni d’appartenance à la localité investie.

Le statut d’allogène partagé entre tous les résidents et l’accès frauduleux aux ressources foncières sont des variables mobilisées par les uns pour remettre en cause la légitimité et les droits de maîtrise de la terre des autres. Elles rendent compte de l’ancrage chez ces populations du déni d’appartenance à la localité et l’existence dans leur milieu du phénomène de rejet de l’autre et au final d’auto-exclusion. Celui-ci apparaît indépendamment de la présence des communautés autochtones et de toute forme d’interférence de leur part.

Le relâchement du respect des droits à la terre à l’origine de ces tensions qui prennent des accents identitaires est en partie lié à l’absence d’instance traditionnelle de régulation des rapports sociaux et d’accès aux ressources. Laquelle est favorisée par la nature des mobilités que la localité d’Ekouk a connues. Les mouvements migratoires survenus en ce lieu furent individuels et pas de masse. Le modèle est caractérisé par l’abandon de ces instances et se déleste de l’influence de toutes les catégories sociales (prêtres traditionnels, chefs coutumiers, chefs de lignages) qui ont le pouvoir de faire observer les normes sociales dans les villages des migrants. La sortie de ces derniers de leur « enclos culturel » conduit ainsi au relâchement des principes transmis du fait de l’érosion de la pression qu’il aurait pu exercer sur eux et qui explique les déviances et les conflits enregistrés en terre d’accueil.

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NZIENGUI Daniel (2009). 70 ans, ancien salarié de la STFO et FED, entretien sur l’histoire des ouvriers, du peuplement d’Ekouk et la vie sociale.

WOAKE Jean Louis (2014). 61 ans, ancien infirmier STFO et FED, entretien sur les modes de subsistance, l’accès au foncier et les rapports sociaux.

    1. Première région administrative du Gabon et siège de la capitale Libreville.
    2. Surpeuplée, elle est incapable aujourd’hui de satisfaire la demande en terres cultivables d’une partie de sa population qui n’hésite pas par exaspération et défiance de s’approprier les friches des autres.
    3. Notre entreprise de collecte des données s’est déroulée entre 2009 et 2016.
    4. Chef-lieu du département du Komo-Kango.
    5. Ville secondaire et porte d’entrée de la province du Moyen-Ogooué.
    6. Droit reconnu aux ancêtres d’un groupe ethnique ­­[ou d’un clan] d’avoir été les premiers à procéder à l’aménagement de la terre, par la coupe des arbres, et donc par l’usage de la hache.
    7. Les tradithérapeutes utilisent cet arbre pour le traitement du paludisme et des furoncles mammaires.
    8. Les élections législatives.
    9. De l’aveu de nombreux informateurs, les élections législatives de 1996, 2001, 2006, tenues dans cette circonscription, ont toujours été émaillées de violences et de propos discriminatoires envers les allogènes.
    10. J.L. Woaké, entretien, Ekouk-Chantier, juillet 2014.
    11. Terme utilisé par les groupes autochtones pour traiter les allogènes de populations sans villages.
    12. Société des Bois de la Mondah, Etablissements Rougier et Fils, Etablissements Leroy, Société des Bois du Gabon, Compagnie Commerciale de l’A.E.F, etc.
    13. Le bois élagué finissait à la scierie, transformé en chevrons, lattes, planches ou madriers servant à la construction des logements du chantier. La STFO ne commercialisait pas ses grumes.
    14. Les chocs pétroliers de 1970-1973 et 1977-1979 liés aux conflits Iran-Irak et qui ont entraîné le repli de la production mondiale.
    15. Des informateurs ont confié avoir observé quelques uns à peine six familles. Seules deux prirent la direction de leurs villages et les autres celle de la capitale ou la région de Lambaréné.
    16. J.L. Woaké, entretien, Ekouk-chantier, juillet 2014.
    17. Il faut par contre parcourir de très longues distances pour en trouver. Car l’industrie forestière avait détruit de nombreux habitats en son temps et contraint la migration de nombreuses espèces vers des zones plus reculées.
    18. Capables de faciliter le commerce comme à Ekouk.
    19. Ce qui sur les contraignait à entreprendre des travaux d’extension de leur logement pour gagner des nouvelles pièces et accueillir la famille. Cette pratique permettait de résoudre le problème d’insuffisance de loyers réservés aux couples ou capables de recevoir des proches.
    20. Ce sujet est traité dans l’étude de faisabilité des forêts communautaires au Gabon pilotée par le Projet Forêt Environnement (PFE) en 2000.
    21. Ekouk-Obendzi et Ekouk-Village.
    22. D. Nziengui, entretien, Ekouk-Chantier, juillet 2009.
    23. Partie où se trouvent aujourd’hui les villages Ekouk-Obendji et Ekouk-Village.
    24. Également primo occupants.
    25. Lois n°14/63 et 15/63 du 8 mai 1963, fixant la composition du domaine de l’État, les règles et le mode de gestion.
    26. L’article 8 de la loi n°16-01 du 31 décembre 2001 range les périmètres de reboisement dans la catégorie des forêts domaniales classées.
    27. L’article 10 distingue les forêts productives enregistrées et les forêts classées.
    28. Ancienne entreprise agroindustrielle évoluant dans le secteur de l’hévéaculture.
    29. Entretien réalisé avec le chef de village, Ekouk-Chantier, juillet 2009.
    30. Les deux groupes sont établis dans la région depuis la décennie 90 pour certains et 2000 pour d’autres.
    31. E. Moussodji, entretien, Ekouk-chantier, août 2010.
    32. Chef de canton et de villages.
    33. Anonyme, entretien, Ekouk-Chantier, Juillet 2011.
    34. E. Moussodji, entretien, Ekouk-Chantier, août 2010.
    35. Celui-ci ne se représente pas le milieu d’accueil comme étant le sien en l’absence des éléments constitutifs de l’architecture sociale de son village.